En 2011, Ben Westhoff a publié un livre sur le rap du Sud, intitulé Dirty South, selon le terme communément employé pour le désigner. L’initiative, pourtant, n’était pas neuve. Quatre années plus tôt, Roni Sarig avait sorti Third Coast, un ouvrage plus complet, plus fouillé et plus détaillé sur cette scène, ou plutôt sur cette constellation de scènes, qui a commencé à dominer la production hip-hop américaine au moment même où l’on entrait dans le nouveau millénaire.

BEN WESTHOFF - Dirty South

A première vue, ce livre n’apporte pas grand-chose comparé à l'autre. Les mêmes artistes (2 Live Crew, Geto Boys, Eightball & MJG, Outkast, etc.) y sont traités, dans le même ordre, et de façon plus succincte. Qui plus est, Ben Westhoff s’attache moins aux faits, il se montre moins neutre, plus subjectif que Sarig, se mettant lui-même en scène, racontant ses interviews parfois épiques avec quelques figures du Sud.

Ainsi le retrouve-t-on dans une orgie organisée par Luther Campbell, puis dans une boîte de strip-tease de Houston, avec un Trae qui fait pleuvoir les dollars. Avec Dirty South, le style est moins rigoureux qu’avec Third Coast. Une démarche plus journalistique remplace la méthode historique.

Ce livre mérite pourtant d’être lu. Tout d’abord parce que, paru plus tard, il traite d'artistes essentiels plus récents, comme Soulja Boy, T-Pain ou Gucci Mane. Il insiste aussi sur d’autres, que Sarig n’abordait que de manière marginale, comme Trae. Et il consacre même un chapitre à un Nelly qui, géographiquement, appartient pourtant davantage au Midwest qu’au vieux Sud. Tous ces gens ont droit ici à un chapitre entier, l’auteur ayant préféré se focaliser sur des personnes clés, plutôt que de décortiquer chaque scène, de manière parfois austère et laborieuse, comme l’autre auteur.

Ben Westhoff, aussi, contredit Roni Sarig, ou tout du moins il actualise son analyse. Dans son livre, le second prédisait la fin du rap du Sud après 2007, ou plutôt, sa normalisation. De challenger, le Dirty South devenait finalement la norme. D'après Sarig, il n’innovait plus, et ses caractéristiques étaient maintenant largement partagées par les rappeurs des autres places fortes du hip-hop, New-York et la Côte Ouest.

Cette conclusion, Westhoff ne la partage pas. Il montre à l'inverse que le Sud est resté fertile dans la seconde moitié des années 2000. Avec l’exemple de la fameuse confrontation entre Soulja Boy et Ice-T, il contredit l’hypothèse d’une normalisation du Sud, rappelant que ses nouveaux talents sont encore la cible de la vieille aristocratie hip-hop de l'Est et de l'Ouest, de ceux qu'il appelle les rappeurs côtiers.

Il va même plus loin, tentant, au début de son chapitre sur T-Pain, un audacieux parallèle entre l’émergence du rap du Sud et de la chaine Fox News. Il voit dans les deux le même phénomène, la même résurgence du vieux populisme américain, incompris d’une élite côtière détachée du pays réel.

If there is one thing the self-satisfied, liberal, tofu-munching, cappuccino-sipping, in-vitro-fertilization-utilizing coastal elite hate, it’s Fox News (…) the b-boyin’, Shaolin-representin’, G-funkin’, Golden Era nostalintelligentsia feel the same about southern rap. (p 213)

Comparer la chaîne de télé réactionnaire à des gens qui ont massivement glorifié tout ce que le rap a de plus charnel, de plus tape-à-l'oeil et de plus excessif était osé, et Ben Westhoff a été critiqué pour cela. Et pourtant, la thèse se défend.

On trouve chez Fox News, comme chez le rap sudiste, le même rejet d’une élite intellectuelle et bien-pensante engoncée dans ses certitudes, le même esprit populiste et viscéral qui parle aux "vrais" gens. C’est une analyse que Roni Sarig partageait, d'ailleurs, mais de manière moins directe, moins explicite, moins passionnée et moins provocatrice que Westhoff, lequel va jusqu’à accuser une critique élitiste d’avoir longtemps voulu imposer une vision biaisée du hip-hop.

The prevailing notion is that hip-hop should – nay, must – be something bigger than self-expression or having fun. But who came up with this? Overeducated men, mainly, those who have traded in their baseball cards and Dungeons and Dragons sets for golden-era music and would rather sit at home with their vinyl than go out and party in a coeducational fashion. (p. 269)

Dirty South est plus léger et moins complet que Third Coast. Il est aussi plus polémique. Mais il est complémentaire. Pour comprendre ce rap du Sud, le plus marquant des années 95 à 2010, son cœur, son événement principal, il faut lire les deux livres. Peut-être pas dans le sens de leur parution, mais en commençant plutôt avec celui de Westhoff, plus personnel, à jour et digeste, avant de passer à l’ouvrage plus analytique de Roni Sarig. Une scène si foisonnante, après tout, méritait amplement plusieurs livres de référence.

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