"Je suis aujourd'hui l'un des derniers avocats et pratiquants de ce type de hip-hop progressif". Voici ce que nous déclare Ceschi Ramos dans cette interview. Et il a raison. Par son label Fake Four, qu'il anime avec son frère David, par son multi-activisme (quand il n'est pas confronté à des vilains problèmes avec la justice), le rappeur multi-terrain est celui qui fait le plus pour maintenir en vie la scène rap indé apparue à la fin des années 90. Rien de plus logique, donc, qu'il ait été consulté sur l'histoire de ce mouvement, dans le cadre de nos indie rap series.

CESCHI - The One Man Band Broke up

La "indie rap series" est une suite d'interviews avec des activistes de la scène rap indé nord-américaine des années 90 et 2000, certains un tant soit peu connus, d'autres plutôt obscurs, dont le but est d'alimenter un prochain livre dédié au même sujet, publié prochainement.

Quand on observe de près le mouvement rap indé, on constate qu'il était fait de multiples scènes. Une à New-York autour de Fondle'em, de Company Flow et du Nuyorican Poets Café. En Californie, il y avait l'après Project Blowed, et puis le label Rhymesayers dans le Midwest. Selon toi, en fait, était-ce un seul ou plusieurs mouvements ?

Ces mouvements ont beau avoir démarré en plusieurs endroits, ils avaient en fait des objectifs et une philosophie très proches. Ils étaient similaires au punk rock, qui avait été une réaction au rock à gros budget taillé pour les stades, dans les années 70. Vers le milieu et la fin des années 90, le hip-hop avait franchi de nouvelles phases, en termes de viabilité commerciale. A cette époque, Will Smith tournait jiggy, le fantôme de Biggie pilotait des yachts et Puff Daddy semblait impliqué dans toutes les sorties sur des majors. Le son gangsta de la West Coast devenait moins populaire, pendant qu'on recontextualisait et qu'on adoucissait le son très rude de la Côte Est. On était entré dans l'ère du rap variété. Ja Rule chantait de sa grosse voix avec des chanteuses R&B, et Missy Elliot conduisait une jeep sur une plage. Le rap était plus mou et inoffensif que jamais. C'était plutôt lassant, il avait perdu tout le mordant sociopolitique qui l'avait caractérisé à partir du milieu des années 80.

En parallèle, l'influence des scènes punk hardcore et indie rock s'était répandue à travers le monde, et on était entré dans l'ère excitante des labels indés. Les gens pressaient leurs propres cassettes ou CDs, et il y avait un réseau conséquent de distributeurs indépendants, qui parvenaient à placer des disques à petit budget chez tout un tas de disquaires à travers le monde. La fin des années 90, ça a aussi été un pic, en termes de vente de disques. Tout cela a contribué au boum du mouvement rap indé, à la fin des années 90, lequel était une sorte d'extension de ce que faisaient des groupes comme Freestyle Fellowship et Organized Konfusion au début de la décennie.

En 1996, des groupes comme Company Flow (à l'origine du collectif Def Jux) ont eu un gros impact, en faisant leur l'attitude anti-corporate du punk rock et une éthique pro-indépendance. Peu après, le message est passé dans tout le pays, et des collectifs sont allés plus loin encore, comme les Living Legends et les Shape Shifters en Californie, ou encore Rhymesayers Entertainment à Minneapolis. Ils se sont mis à sortir des cassettes lo-fi et des enregistrements sur quatre-pistes. A la fin des années 90, Anticon à Oakland, voire Peanuts & Corn au Canada, ont poussé toujours plus loin cet idéal.

Quelles limites mets-tu à ce mouvement, en termes de temps, de lieu, de style ?

Rappeler le contexte est important pour poursuivre l'analyse, et comprendre combien cette musique a influencé celle qui a suivi. Avec les yeux d'aujourd'hui, elle peut paraître un peu démodée, voire "normale", mais à l'époque de sa création, elle était perçue en grande partie comme véritablement révolutionnaire.

Dans cette interview, je fais référence aux années centrales de ce mouvement, je parle de musique produite de 1991 à 2001. Je parle aussi d'un type de son, de style, de contenu, plutôt que du concept rigide "d'indé", au sens strict du terme, la possibilité d'être vraiment indépendant étant limitée au début des années 90.

Ce mouvement se définit généralement par des beats et des paroles qui sonnaient originaux à l'époque de leur création. Les rappeurs qu'on avait tendance à catégoriser dans ce type de musique étaient dans l'ensemble plus habiles techniquement parlant, ils avaient généralement plus de verbe et de poésie que les gens markétés massivement par les majors du disque. Les techniques de production pouvaient aller de sons très rétro (Jurassic 5), à d'autres d'une nature beaucoup plus progressive (par exemple Company Flow et Anticon). En termes de paroles, les rappeurs de ce mouvement s'inscrivaient généralement dans le prolongement du hip-hop "conscient" de KRS-One ou Public Enemy.

CESCHI - Fake Flowers

Que reste-t-il de ce mouvement, selon toi ?

Ce qu'il reste de ce mouvement est aujourd'hui fragmenté en petites sectes, fondées sur des sons ou des styles spécifiques. Il n'y a plus cette éthique partagée qu'il y avait autrefois. La plupart des distributeurs et des magasins qui soutenaient les indés ont fermé leurs portes. Il y a moins de magazines, moins de sites Web ou de boutiques intéressés par ce type de musique, et du coup, sa visibilité et sa popularité en ont pris un coup. Et pourtant, la scène existe toujours, en dehors de l'attention des médias.

Aujourd'hui, c'est à Minneapolis qu'on trouve la culture rap indé dominante. L'énorme succès d'Atmosphere a catapulté le label Rhymesayers Entertainment dans une autre catégorie. Une troisième vague de collectifs, comme Doomtree, a développé de larges fanbases, et maintient en vie un rap indé classique, avec une rhétorique anticapitaliste et anti-autoritariste. Ces artistes ont toujours un grand respect pour les racines de leur musique, et ils ont permis à une scène rap très active de se développer.

Malheureusement, les autres factions de l'indie rap ont été portées par des artistes moins généreux avec leurs scènes locales, qui ont privilégié leurs propres carrières au détriment du mouvement. Def Jux a été arrêté par El-P, même si lui-même et d'autres anciens membres du label ont toujours du succès. Sole a abandonné Anticon, qu'à la base il avait créé, tout en continuant à faire et à sortir régulièrement de la musique. Sage Francis pilote toujours son label Strange Famous, et il continue à y sortir sa musique. Le Project Blowed (tout son ensemble, de 2Mex et Busdriver à Freestyle Fellowship) maintient en vie son open mic à Leimert Park, Los Angeles, mais il est plutôt moribond en tant que label ou collectif. En parallèle, Los Angeles a donné naissance à une "scène" beat très populaire, autour des soirées hebdomadaires du Low End Theory, qui est très liée au hip-hop.

C'est quoi ton histoire personnelle avec le rap indé ?

Même si j'ai été un fan de rap dès mon enfance, à la fin des années 80 et au début de la décennie 90, ce n'est qu'au lycée que j'ai commencé à m'intéresser au rap indé, sous l'influence de quelques bons amis. J'avais rencontré Mike King (alias iCON The Mic King) pendant ma première année de lycée en 1995, et à la base, c'est de lui qu'est venu mon intérêt pour le hip-hop. Je m'intéressais au graffiti, au hip-hop classique et au reggae, mais Mike m'a parlé de collectifs comme le Boot Camp, il a approfondi ma connaissance du Wu-Tang, et il a été la première personne à me faire écouter Funcrusher Plus, sur cassette. On écoutait une émission hebdomadaire sur le hip-hop sur la radio étudiante WNHU à West Haven, dans le Connecticut, et on les appelait pour des demandes et des dédicaces.

Internet était alors en plein essor, et ça m'a fait découvrir tout un monde, celui des disquaires en ligne spécialisés dans le rap indé (Sandbox Automatic, ATAK, etc...) et des webzines, qui étaient alors super à jour sur tout ce qui sortait. Je passais aussi tous mes étés chez mon père à Berkeley, ce qui me permettait d'être au courant de tout ce qui se passait en Californie vers 1998 ou 99, avec des événements comme le Broke Ass Summer Jam, que les Living Legends ont organisé à l'été 2001, je crois. En 2001, mon groupe (Anonymous Inc.) et moi avions déjà traversé toute la Californie, et collaboré avec tout un tas d'artistes issus de la scène indé californienne, notamment tous les affiliés à La2TheBay comme Deeskee, Maleko et Tommy V, les Shape Shifters, Sole et Dose d'Anticon, 2mex et Xololanxinxo d'Of Mexican Descent, et Busdriver.

C'était une époque super exaltante pour tout le hip-hop indépendant, on avait vraiment l'impression qu'il se passait quelque chose d'important. Je n'étais encore qu'un ado, et j'apprenais de tous ces gens qui étaient en train de fédérer un public international, de manière très artisanale. Ca m'a inspiré, c'est resté en moi. Aujourd'hui, je cherche encore à en garder le goût, à préserver tout ce qui m'a stimulé avec cette musique.

Tu te considères un membre à part entière de ce mouvement ? Ou bien est-ce quelque chose où tu ne veux pas être catalogué ?

Oui, je considère que j'appartiens à la troisième vague de ce mouvement, et que je suis aujourd'hui l'un des derniers avocats et pratiquants de ce type de hip-hop progressif.

CESCHI - They Hate Francisco False

Quels albums rap indé mettrais-tu dans ton top 5 ou 10?

Il est difficile de répondre à cette question sans faire référence aux albums pionniers du hip-hop underground:

- Freestyle Fellowship - Inner City Griots
- Beneath the Surface
- Aceyalone - All Balls Don't Bounce
- Company Flow - Funcrusher Plus
- Organized Konfusion - Stress
- Deep Puddle Dynamics
- Mindclouders - Fake It Until You Make It
- The Shape Shifters - Planet of the Shapes
- Awol One & Daddy Kev - Souldoubt
- Of Mexican Descent - Exitos Y Mas Exitos EP
- Busdriver - Temporary Forever
- Clouddead - s/t

Et tes 5 ou 10 morceaux préférés ?

C'est vraiment dur de ne sélectionner que quelques titres, mais en voici toujours quelques uns, qui m'ont influencé :

- Freestyle Fellowship (Myka 9) - Seventh Seal
- Organized Konfusion - Bring It On
- Of Mexican Descent & Circus - Night & Day
- 3 Melancholy Gypsies - Sunsprayed
- Awol One - Sleeping All Day
- Aceyalone - The Greatest Show on Earth
- Company Flow - The Fire in which you Burn
- Sole - Bottle of Humans
- Shape Shifters - Sacred Geometry
- Busdriver - Imaginary Places

Et tes 5 ou 10 artistes indé préférés ?

- Freestyle Fellowship
- Company Flow / El-P
- Organized Konfusion
- Of Mexican Descent
- The Shape Shifters
- 3 Melancholy Gypsies
- Deep Puddle Dynamics
- Eyedea
- Busdriver
- Anti-Pop Consortium

Au bout du compte, penses-tu que cette catégorie, rap indé, soit pertinente ?

Si l'on fait référence à une certaine époque, oui, elle est pertinente. Ce qui est capital, c'est qu'on ressent aujourd'hui l'influence de l'indé sur le rap grand public. Après 2005, à peu près, le rap mainstream s'est mis à adopter des styles de production et de paroles plus bizarres, et je pense que c'est dû à l'influence de l'indé. Aujourd'hui (NDLR: l'interview s'est déroulée pendant l'été 2013), Kendrick Lamar, Kanye West et Macklemore ont des disques de platine, et ils doivent beaucoup au style indé.

L'histoire du rap ne serait pas complète, si on oubliait cette face progressive. Ces sons qui ont repoussé les frontières à la fin des années 90 et au début de la décennie 2000 ont clairement laissé leur marque sur le hip-hop en général. Beaucoup de journalistes ignorent complètement le rap indé quand ils parlent de hip-hop, et ce faisant, ils oublient d'où proviennent quelques une des évolutions stylistiques majeures de ce type de musique.

Rap indé mis à part, quel est ton diagnostic sur l'état du hip-hop, de nos jours ? Qu'est-ce que tu y trouves d'intéressant ?

Comme le rock avant lui, le hip-hop s'est segmenté en de multiples sous-genres. La culture unifiée vantée autrefois par KRS-One, c'est du passé. Même si cette culture hip-hop vit encore dans les marges, avec notre petite communauté rap indé, elle n'est plus vraiment pertinente. Contrairement à il y a 20 ans, tu peux regrouper aujourd'hui 5 fans de hip-hop dans une pièce, et il y a peu de chances qu'ils aiment vraiment les mêmes choses. Un peu comme un rockeur punk, qui aurait peu de chances d'apprécier les Beatles, les fans les plus jeunes ont peu de respect ou d'allégeance pour les anciens.

TOCA - Toca

Comme les punks, encore une fois, qui lançaient des groupes avant même de savoir jouer des instruments, ils se fichent aujourd'hui de la virtuosité et des skills. Tous ces jeunes qui ont grandi en écoutant des rappeurs très doués ces 10 derniers années, qu'ils soient issus du mainstream ou du réseau indépendant, que ce soient Eminem, Busta Rhymes, Aesop Rock ou Pharaohe Monch, vont préférer maintenant la simplicité extrême de Waka Flocka Flame et de Chief Keef, parce que ça requiert moins d'attention, parce que c'est basé davantage sur l'énergie que sur la technique. Malgré mes critiques personnelles sur la fétichisation de l'ignorant rap par les bourgeois blancs, les médias et la culture branchée, je reconnais que ce type de musique dégage une certaine forme de rébellion qui doit parler aux plus jeunes. Un peu comme certains morceaux de dance, qui vont faire bouger des foules pendant des heures sans qu'il n'y ait le moindre changement rythmique, ce rap plus simple peut hypnotiser tout un public avec ses beats et ses incessantes répétitions.

C'est ça, le monde hip-hop où nous vivons aujourd'hui, TOUT PEUT Y ARRIVER. La musique est enregistrée sur des téléphones, elle est sortie gratuitement, et il y a très peu de règles. C'est la principale différence entre autrefois et maintenant. Le hip-hop avec lequel j'ai grandi devait respecter une certaine étiquette. Ce n'était pas admis de répéter 100 fois la même chose dans un seul titre, ou de sampler un morceau entendu la veille à la radio. Il n'était pas cool de rapper à des concerts sans s'éloigner du texte d'origine, et il n'était franchement pas cool de re-sampler des beats hip-hop classiques et de se les approprier.

Aujourd'hui, personne ne remarque ni ne critique tout cela. La vérité, c'est que le rap indé lui-même a contribué à altérer les règles de base et à changer la signification même du mot "hip-hop". Les tendances que l'on déteste le plus dans le rap contemporain, sont apparues en fait par des canaux indé. C'est comme pour tous les arts, les livres de règles changent, les modes vont et viennent. Cet irrespect pour les règles du hip-hop, c'est ce que je trouve à la fois de plus excitant et de plus exécrable dans la musique rap de 2013.

Pour en revenir à toi, où en es-tu ces jours-ci ? Quels sont tes projets et activités du moment ?

Je suis à deux doigts de sortir un album, en vinyle uniquement, Forgotten Forever, sur le label français Cooler Than Cucumbers. A part ça, je m'apprête à finir un projet avec Factor, et une compilation de singles et d'inédits avec DJ Scientist. En plus de cela, je travaille sur une collection d'enregistrements acoustiques pour le label DIYBandits. En gros, je suis très occupé ces temps-ci.