Naturellement, en 1996, ce disque cartonne autant que tous les autres du Wu-Tang, en ces années où le Clan domine le monde. En quelques semaines, Ironman devient disque d’or. Et pourtant, le premier Ghostface Killah semble un peu isolé quand il sort ainsi, sur le tard, un an après la première salve de solos délivrés par le collectif, alors que l’attente du second album commun, Wu-Tang Forever, commence à monter. Et de fait, pour Ghostface, la vraie consécration ne viendra que plus tard, avec Supreme Clientele, quand il sera le dernier des Mohicans, quand il semblera, aux yeux de la critique, le seul à résister au déclin du groupe.
A première vue, Ironman est moins original que ses prédécesseurs. Plutôt que de réinventer une fois encore le son du Wu-Tang Clan, plutôt que d’en livrer une nouvelle face et d’être un nouveau manifeste, ce disque apparait comme un matériau composite. Parce que Ghostface a été invité par Raekwon sur l’essentiel de son premier album, et que celui-ci lui rend la pareille sur son propre disque, au côté de Cappadonna, Ironman ressemble à un petit frère de Only Built 4 Cuban Linx. Surtout quand le RZA, toujours à la production, renouvelle sur "Wildflowers" ou sur "Box in Hand" les petits sons "siciliens" qui ont caractérisé ce classique.
A un autre moment, Ghostface semble marcher dans les pas de Method Man, à l'occasion d’un duo avec Mary J. Blige, un "All that I Got Is You" larmoyant qui évoque immanquablement "All I Need". Et bien sûr, comme toujours avec le Clan, l’album se montre riche en histoires de rue cruelles, en dialogues extraits de films de série B, en titres gothiques et noirs entonnés à plusieurs, de ces posse cuts ravageurs.
La seule particularité de Ironman, en fait, c'est une coloration soul plus marquée que sur les albums précédents, un ton plus lumineux, que l’on retrouvera plus tard sur d'autres sorties du Wu-Tang, Wu-Tang Forever en tête. Ici, Al Green et les Jackson 5 sont samplés plusieurs fois, et les Delfonics assurent les chœurs sur "After the Smoke Is Clear". Comme pour accompagner ce versant plus mélodique et enjôleur, Ghostface Killah sait parfois se montrer moins guerrier et plus sensible que ses comparses. Sur "All that I Got Is You", Il confesse son affection pour sa maman, tandis qu’il fond d’amour pour le beau sexe sur "Camay".
Soul, introspection, sans oublier ce style de rap cryptique et abstrait, qui ressemble à un monologue intérieur : toutes les particularités de Ghostface sont présentes sur Ironman, mais de manière encore embryonnaire. Le style du rappeur n’arrivera à maturité que quatre ans plus tard, avec Supreme Clientele, sa pièce majeure. Cependant, bien qu’hétérogène, bien que le rappeur s'y cherche encore, cet album est déjà excellent. Bénéficiant comme ses prédécesseurs d'une production impeccable de RZA, les tours de force s'y enchaînent.
D’entrée, avec son piano inquiétant, ses gimmicks de cuivre, ses sirènes, ses décélérations soudaines et les raps impeccables des trois rappeurs, "Iron Maiden" nous offre le meilleur du Wu. D’autres prouesses suivent, comme ce virulent "Wildflower" où le rappeur se fâche tout rouge après avoir été cocufié ; cet "Assassination Day" bancal et menaçant ; le piano branlant de "Box in Hand" ; les cuivres tonitruants de "Fish" ; le rythme implacable de "After The Smoke Is Clear", parfait contrepoint aux chants harmonieux des Delfonics ; cet "All that I Got Is You" débordant de sentimalisme ; l'instrumental toute en étrangetés de "Marvel".
Et qu’importe si des samples peu inspirés ("Black Jesus") et quelques beats plus linéaires ("The Faster Blade", ce "Daytona 500" au rythme soutenu pourtant très prisé par certains) s'insèrent ici ou là, sur ce disque trop long. Ils n’empêchent nullement cet album de trouver sa pleine place dans l’impressionnante collection de classiques délivrés par le Wu-Tang Clan dans les premières années de son existence.