Qu’on s’entende bien : le problème avec Buck 65 n’a jamais été son virage rock. A vrai dire, même quand il revendiquait sa filiation rap et qu'il nommait son label d'après les quatre éléments de la culture hip-hop, sa musique interpellait surtout les petits Blancs d'Amérique du Nord, nourris comme lui à l'indie pop autant qu'au rap. Les puristes hip-hop, ces imbéciles, ont quant à eux souvent méprisé le Canadien, quand par mégarde ils en avaient entendu parler.

BUCK 65 - Secret House against the World

Non, le vrai problème avec Buck 65, c’est que ce virage rock a été mal négocié. Que Talkin’ Honky Blues, le disque de la médiatisation, a été un raté plutôt qu’un aboutissement. Cette impression de fin des haricots a encore été renforcée, cette année, par la sortie de This Right Here Is. Une compilation après dix-huit mois de silence, ce n’est jamais bon signe. Alors quand en plus les titres choisis ne sont pas les plus remarquables, et que les paroles crues de "The Centaur" sont remplacées par d’autres, plus politiquement correctes (alors que ce titre vaut bien plus pour son texte que pour sa musique pompière), il y a de quoi désespérer. Mais cet été est sorti Secret House against the World, et Secret House against the World est magnifique.

Sur ce nouvel album, Buck 65 ne renie pas son tournant rock. Cependant, il le complète, le perfectionne et le parachève, nettoyant au passage toutes les mochetés du disque précédent. Il y a pléthore d’instruments sur cette nouvelle sortie. Mais les boursouflures ineptes de Talkin’ Honky Blues façon clavecin grossier ou solo de guitare ont disparu. Même chose pour le flow de Buck 65, moins lassant et monocorde, moins en déséquilibre par rapport à la richesse de l’instrumentation. Allant au bout de sa logique, le Canadien va même jusqu’à chanter parfois (un "Devil’s Eyes" présent en deux versions, anglaise et française), et donne à deux reprises dans un rock 'n' roll bien bourrin ("Kennedy Killed The Hat", "Blanc-Bec"). Quant aux textes, comme toujours, ils démontrent le talent de storyteller et de faiseur d’ambiance du Canadien.

Buck 65, donc, est plus que jamais rock. Mais cette fois, la transition est faite, la mue est achevée, et sa musique est plus admirable que jamais. Aidé par les bonnes personnes, à savoir par John McEntire, John Herdorn et Douglas McCombs de Tortoise, ainsi que par son compatriote Gonzales, le Canadien maîtrise ce nouveau format. Il reste quelques souvenirs hip-hop, les scratches sont toujours là, et c’est carrément le grand D-Styles qui s’y colle. Cependant, ils s’intègrent à merveille dans une formule plus ancienne, plus éternelle, plus immémoriale. Avec ce nouveau Buck 65, il y a de quoi alimenter cette théorie polémique et contestable, mais pas totalement indéfendable, sur les musiques populaires, selon laquelle le rap et d’autres styles comme le reggae n’ont été que des arts mineurs et périssables, dont la seule raison d’être a été d'apporter ponctuellement du sang neuf à ce genre universel qu’est le rock.

Car Secret House Against The World est vraiment l'aboutissement (même plus) espéré. Plus que jamais à l'aise dans son rôle de touche-à-tout génial, Buck 65 peut se lancer dans la country ("Rough House Blues") ou dans un délire franco-anglais sur des percussions à la Captain Beefhart ("Le 65isme"), tout autant qu’il peut émouvoir avec le très beau "Devil’s Eyes", avec un "Surender To Strangeness" tout en cordes et en scratches, avec "Corrugated Tin Façade", avec "Blood of a Young Wolf" ou avec "The Suffering Machine". Sur le ton de la confession, le Canadien sait toujours sortir pour ses histoires d’homme largué les instruments (guitare acoustique ou pedal steel, cordes parfois) adéquats. Et il ne faut pas oublier non plus "The Floor", hommage à une mère battue sur une musique au piano à la Erik Satie, renforcée à la fin par l’alliance réussie entre un banjo et des cordes inspirées par Serge Gainsbourg.

Il faut écouter tout cela et constater que, bon sang, ça y est, il a réussi. C’est presque trop beau, j’en chialerais presque : j’ai retrouvé mon Buck 65. Il est rentré à la maison (fut-elle secrète et contre le monde) dans de nouveaux habits, mais son talent est inchangé. Ce disque sera à la même place que tous ceux sortis avant Talkin’ Honky Blues : parmi les meilleurs de l’année.

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