Cage, pendant longtemps, c'est le rendez-vous manqué du rap. Au milieu des années 90, après avoir été repéré par Pete Nice, il est signé chez Columbia, mais la major se détourne de ce junky fini, incapable d'arriver sobre aux sessions d'enregistrement. Plus tard, avec d'autres rappeurs talentueux délaissés par l'industrie du disque, Bobbito Garcia le récupère sur son label, Fondle'Em, où il sort son single d'anthologie, "Radiohead / Agent Orange", et peu après c'est l'heure du fameux clash avec Eminem. Cependant, dans ce grand match entre rappeurs blancs déjantés issus de familles dysfonctionnelles, c'est le second qui gère le mieux sa carrière.
Cage est alors condamné à poursuivre sa route dans l'underground. Il participe à plusieurs groupes, les Smut Peddlers (avec The High & Mighty), les Nighthawks (avec Camu Tao) et les Weathermen (avec Camu Tao, El-P, Copywrite, Yak Ballz, Tame One, Breeze Brewin, Jakki tha Motamouth et Vast Aire). Et il sort Movies For The Blind, un premier album qui, s'il n'est pas mauvais, passe un peu sous les radars.
Ce qu'il manque alors à ce personnage perturbé, c'est une vision, de la constance et l'appui des bonnes personnes. Cela, cependant, El-P le lui apporte quand il le récupère sur son label, Def Jux. Pour enregistrer son second album solo, Hell's Winter, il lui offre l'assistance de producteurs majeurs de l'underground : outre lui-même et Camu Tao, Blockhead, RJD2 et même DJ Shadow sont appelés en renfort. Il y a aussi quelques rockeurs, Daryl Palumbo au chant, James McNew de Yo La Tengo à la basse, Matt Sweeney de Chavez à la guitare, et même ce bon vieux Jello Biafra des Dead Kennedys qui, fidèle à son punk rock politique et caustique, joue sur "Grand Ol Party Crash" le rôle de George W. Bush.
On connait le revers de la formule Def Jux. Parfois, El-P en fait trop. Il en fait des caisses, avec son hip-hop progressif matiné d'agressivité rock, avec ces beats remplis de bruit, d'expérimentations et de détours. Ça casse les oreilles. Mais ici, ces excès sont tempérés par d'autres beatmakers. Ceux-ci emmènent Cage sur le terrain de la mélancolie, comme sur le très bon "Stripe" co-produit par Blockhead, ou "Shoot Frank", avec RJD2. Et puis, s'il en faut un pour s'exprimer sur ce hip-hop de blanc, s'il est un rappeur auquel vont ces sons rêches et fracturés, c'est bien l'homme brisé qu'est Cage. D'autant plus qu'ici, il donne le meilleur de lui-même.
Par moments, il incarne encore son personnage nihiliste, provocateur et misogyne, comme sur le vicelard "Perfect World", ou avec "Lord Have Mercy", une histoire dense où se croisent, entre autres, un prêtre pédophile et des étudiants en médecine jouant avec des cadavres. Cage prend un malin plaisir à se présenter comme un toxico déglingué sur le beat old school de "Peeranoia" et à partager des histoires glauques sur "Subtle Art Of The Break Up Song", quand il raconte tuer sa copine en voiture le jour de son anniversaire. Mais il explique aussi ce qui a donné naissance à ce monstre.
Sur "Good Morning", il parle du monde où il a grandi, de ce New-York sauvage où les cartons des SDF côtoient les millions de Donald Trump. Sur "The Death Of Chris Palko", il explique comment sa vraie personne, Christian Palko, est devenue Cage le rappeur ravagé. Il parle d'une enfance sordide et fracassée. "Too Heavy For Cherubs" et "Stripes" évoquent un père qui, alors qu'il n'avait que six ans, le battait, lui demandait son aide pour s'injecter de l'héroïne et frappait sa femme enceinte. "Shoot Frank" traite de la fuite du rappeur dans la drogue, à la fois source et remède de ses problèmes. Dans le monde de Cage, le malheur appelle le malheur, et les gens abimés s'attirent, comme sur "Scenester", où il parle d'une compagne aussi perturbée que lui.
Offrant la parole à Cage l'infréquentable tout comme à Cage l'homme blessé, comptant aussi tout ce qu'il faut de vieilles routines hip-hop, posse cut ("Left It To Us") ou égo-trip (ce "Public Property" augmenté d'une pique envers l'ancien label Eastern Conference), se terminant par un long "Hell's Winter" d'anthologie, avec un El-P au meilleur de sa recette et un Cage qui déclare ne trouver le salut que dans la musique et chez ses fans, Hell's Winter est un album solide, le plus équilibré d'un rappeur qui, lui, l'aura rarement été.
PS : une chronique était déjà parue à la sortie de l'album. Ecrite à l'aune d'une comparaison avec "Radiohead / Agent Orange", le single culte chez Fondle'em, elle méritait d'être nuancée. L'originale, toutefois, est toujours à cet endroit.
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