Pourquoi brûlez-vous ce que vous avez adoré ? Pourquoi rejetez-vous Def Jux alors que Co-Flow, Can Ox, Cage, Murs et Mr. Lif ont autrefois été vos dieux ? Eh bien, pour la plus simple des raisons : parce que cette scène a changé, parce que le El-P de Def Jux n’est plus vraiment le même que celui de Funcrusher Plus. OK, il continue à privilégier les atmosphères sombres et ces petits sons dérangeants que la fin des années 90 réservait encore à la musique électronique. Mais depuis son solo, l’ancien Company Flow a délaissé la concision pour le "et vas-y que je t’en foute plein la vue". Il s'est détourné du minimalisme pour des grosses choucroutes infâmes, pour des empilements de beats et d’effets superflus.

CAGE - Hell's Winter

Avec ses productions boursouflées, il est tombé dans le même piège que ce prog rock dont il s'est parfois inspiré. El-P n’a pas su comment se comporter quand on est le pape de l'underground : doit-on se faire le gardien du temple et le continuateur d’une certaine orthodoxie rap ? Ou doit-on brutalement rompre avec les anciens ? A ne jamais trancher, c’est tout son label qu’il a poussé sur la mauvaise pente. Cet album attendu de Cage a beau être la sortie la plus honnête de Def Jux depuis une paye, il n’échappe pas à ce syndrome.

Cage, en lui-même, n’a pas grand chose à se reprocher. Sans revenir sur le clash qui a opposé il y a bien longtemps les deux espoirs blancs du rap underground, sa réputation d’Eminem sans la célébrité n’est pas usurpée. Voix affûtée, violence et virulence, que ce soit à l’encontre de son père ("Too Heavy For Cherubs"), de la politique américaine ("Grand Ol Party Crash", avec un professionnel du genre, Jello Biafra) ou de sa girlfriend ("The Subtle Art Of The Breakup Song"), le rappeur a tout ce qu’il faut. Marqué par une enfance qu'on ne souhaiterait pas à son pire ennemi (dissolution familiale, abandon, père junky et beau-père violent, plongée dans la drogue, hôpital psychiatrique...), il a la hargne, la volonté d’en découdre et le flow qui va avec.

Hell’s Winter n'est pas une pièce à apporter au procès de Cage. En revanche, elle pourra servir lorsqu'on organisera celui de ses producteurs. El-P s’en tire pourtant mieux que sur d’autres albums. L’entraînant "Perfect World" coproduit avec Camu Tao est sobre comme il sied à un titre dansant. "Lord Have Mercy" est correct. Et "Hell’s Winter" rappelle le bon temps de The Cold Vein, cette époque où El-P tirait déjà vers le hip-hop progressif mais où il était encore animé par un feu sacré. Et pour ne rien gâcher, il est aidé par Matt Sweeney de Chavez à la guitare, celui qui a livré un album avec Will Oldham en début d’année. Mais trop souvent, il y a des notes en trop, des effets trop marqués, des rythmes trop appuyés. Quand ce ne sont pas des titres intégralement infâmes avec des guitares puantes ("Weathermen Gang").

Qui plus est, les autres producteurs ne rattrapent pas toujours le coup. Blockhead a un sens de la retenue et de la sobriété qu’El-P a perdu de longue date, et avec ses beats bêtes comme chou, ça passe ("Stripes", avec El-P et de James McNew de Yo La Tengo) ou ça casse ("Too Heavy For Cherubs"). Camu Tao est pénible, comme toujours. Quant à RJD2… Eh bien, c’est RJD2. Seul DJ Shadow, invité de prestige, s’en tire bien sur l’incontournable titre anti-Bush, faisant preuve d'une agressivité qu’on lui connaissait peu.

Tout cela donne un Hell’s Winter contrasté, un album où il faut faire du tri. Pour autant, ce n’est pas la pire sortie Def Jux. Il se pourrait même que ce soit la meilleure, The Cold Vein excepté. Et justement, c’est bien cela qui est tragique.

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