Il y a d'abord eu R.A.P. Music, sa première collaboration avec El-P. A suivi leur projet commun Run The Jewel, avec une édition, puis deux, puis trois, puis quatre. Et bizarrement, c'est ainsi, en s'associant avec le pape de l'underground new-yorkais, que Killer Mike a fini par rencontrer le succès durable qu'il aurait mérité dans les années 2000, quand il était encore perçu comme le protégé d'Outkast et qu'il sortait déjà de très bons albums. C'est ainsi, également, qu'il est devenu un personnage public, ramenant sa grande gueule dans le débat politique en soutenant Bernie Sanders ou en fréquentant le gouverneur républicain de la Géorgie.

KILLER MIKE – Michael

Les années ont passé, donc, et les dernières ont été riches pour le rappeur d'Atlanta. Mine de rien, pourtant, cela faisait une décennie qu'il n'avait plus délivré d'album solo.

Sorti en juin avec toute l'attention médiatique qu'il se doit, Michael remédie à cela. Cette fois, il s'agit bel et bien de son projet à lui, et plus seulement de courir après la vieille ambition d'El-P, celle de ranimer le rap politique et expérimental de Public Enemy. Son prénom le nomme, une photo d'enfance orne sa pochette, et donc, fort logiquement, cet album se recentre sur l'histoire personnelle de Michael Render.

Killer Mike ne cesse jamais d'être politique, c'est en lui. Très vite, il invoque Martin Luther King, Malcolm X et les autres. Plus tard, survient un discours de Louis Farrakhan. Mais l'expérience afro-américaine, le rappeur la ramène toujours à son cas. Sur "Run", quand Dave Chappelle dit que le destin des Noirs, c'est de courir jusqu'à la mort comme sur les plages de Normandie, il embraye en témoignant sur son existence. Sur "Nrich", quand il parle de libérer le ghetto par l'argent, c'est sa propre expérience qui lui sert d'exemple.

Parfois même, Killer Mike devient intime. C'est de sa douleur qu'il parle sur ce "Shed Tears" où il semble régler ses comptes avec un père qui a abandonné les siens. "Slummer" raconte un amour d'adolescence qui s'est soldé par un avortement. Sur "Something For Junkies", il nous invite à la compassion envers les drogués, citant le cas de quelques proches qui sont tombé dedans, notamment sa tante. Et puis il y a "Motherless", où il confie avoir perdu deux mères, la vraie, Denise, qui est morte en 2017, mais aussi celle qui l'a élevé, sa grand-mère Bettie, décédée cinq années plus tôt.

Sur cet album, Killer Mike explore qui il est. Et bien sûr, comme le dit la pochette, cet homme aux identités multiples ne sait pas décider s'il est un ange ou un démon, s'il est celui qui élève les consciences et qui cherche à sauver son prochain, comme sur "High And Holy", ou l'être malfaisant qu'il évoque sur le titre avec DJ Paul, "Talk’n That Shit!", et qui se complait dans l'ambance maléfique de Three 6 Mafia.

Comme n'importe quel album portant le vrai nom du rappeur, celui-ci est donc un retour aux sources. Ce qui veut dire aussi, pour Killer Mike, un retour au sud, un passage par la case départ, là où ont débuté sa vie et sa carrière. D'entrée, sur "Down By Law", il annonce son grand retour à Atlanta. Il y évoque son passé, le deal, le crack et les trap houses.

Killer Mike est un rappeur de premier plan et donc, bien évidemment, il rameute large. Outre El-P, jamais bien loin, on retrouve ici Curren$y, les Californiens Mozzy et Ty Dolla Sign, et le gros de la production est assurée par une institution, No I.D. Mais pour l'essentiel, les invités viennent du coin. Il s'agit même des plus grands rappeurs d'Atlanta qui ne sont ni T.I., ni Young Jeezy, ni Gucci Mane, à savoir André 3000 et Cee-Lo pour les anciens, Future et Young Thug pour les modernes, en plus de 6lack et du trublion 2 Chainz.

Mais Killer Mike remonte plus loin encore dans la généalogie de la musique afro-américaine. Avec ses samples, il embrasse une vaste Great Black Music, du standard "Sometimes I Feel Like A Motherless Child" à "Tear Da Club Up", en passant par Curtis Mayfield et les Last Poets. Et puis surtout, il renoue avec la religiosité qui l'a souvent nourrie. Se recentrer sur Michael, c'est donc retourner à la messe, avec une musique riche en orgues et en chœurs gospel puissants.

Cette influence religieuse, toutefois, a toujours animé ses paroles et son art. Même chez Run The Jewels, Killer Mike, et c'est une bonne part de son talent, a été un prêcheur passionné, un prédicateur exalté. Souvent, on a eu l'impression qu'il déclamait ses raps depuis la chaire d'une église, haranguant ses fidèles comme si le diable les attendait dehors. Et si l'on remonte plus loin, on se souviendra des sermons fiévreux rassemblés sur la mixtape Sunday Morning Massacres.

Michael a des moments intenses. Il a "Down In Law", "Shed Tears", "Run", "Don't Let The Devil" et le mésestimé "Exit 9". Mais il n'est pas le grand disque personnel de Killer Mike. Trop de gospel tonitruant dégouline dans ses confessions. Les orgues, les pianos et le monologue final en yoruba s'éternisent. Le pathos s'installe parfois, au forceps. Trop de morceaux surjoués tombent à plat, comme ce dispensable "Scientists & Engineers" au synthé rétro-futuriste (non, André 3000, ce n'était pas la peine de revenir pour ça). Cet album, c'est surtout une session de rattrapage, pour qui n'a pas encore dit ou compris à quel point ce rappeur est grand.

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