Aux yeux du fan de rap lambda (ou plutôt à ses oreilles), la trap music aura dominé la bande-son des années 2010. Pourtant, cette dame est alors déjà vieille. C'est la décennie précédente qu'elle s'est installée au premier plan. Dès 2003, T.I. sort un album en son nom. Et c'est en 2005 qu'elle s'impose pour de bon. C'est alors qu'elle efface le crunk, qui avant elle a défini le son d'Atlanta, pour y régner longtemps. Car cette année-là, un Jeezy pas si jeune que cela éclate au grand jour.
Après avoir conquis les rues avec deux mixtapes, dont la monumentale Trap Or Die, après avoir sorti un album avec son groupe Boyz n da Hood sur le label de P. Diddy, le rappeur, épaulé par son manager Kevin "Coach K" Lee, sort sur sa propre structure Corporate Thugz un troisième album dont la visibilité sera décuplée par un contrat de distribution avec Def Jam. Et sur ce disque manifeste, cela détonne.
La définition de la trap music, on la retrouve implicitement dès les premiers mots de Let's Get It: Thug Motivation 101 :
I used to hit the kitchen lights:
Cockroaches everywhere;
Hit the kitchen lights:
Now it's marble floors, everywhere!
Avant j'allumais la cuisine :
Des cafards partout ;
Allume la cuisine :
Maintenant, c'est des sols en marbre, partout !
Désormais, tout comme lui, de nombreux rappeurs vont s'employer à transformer la profession la plus glauque et la plus sordide qui soit, celle de dealer de crack, en un emblème éclatant de réussite, en une occupation glamour.
Certes, cela n'est pas tout à fait neuf, Cette posture de gangster scintillant et magnifique, 50 Cent, les Diplomats et d'autres l'ont imposée les années précédentes. Mais ici, la logique est poussée à son comble, avec toujours plus d'excès, avec un propos d'une fierté et d'une conviction inédites.
Tout, sur ce disque, contribue à cet incroyable entrain. Des synthés criards et une musique enlevée composée par des producteurs de premier choix emmenés par Shawty Redd. Des raps d'apparence peu sophistiquée, mais qui ont le bonheur de toujours finir par un bon mot ou par un trait d'humour (une punchline, dirions-nous aujourd'hui), tous ou presque imprégnés de références pointues au trafic de drogue. Et surtout une voix unique, rauque et trainarde, qui donne à Jeezy des airs de vieux soudard ayant bien vécu.
Cet album mérite son nom. Son objet est bel et bien de motiver, de dispenser des leçons de vie pour dealers. Jeezy les délivre à la façon d'un Tony Montana reconverti en coach mental. Ainsi dit-il, sur "Let's Get It/Sky's The Limit" :
The world is yours
And everything in it is out there
Get on your grind and get it
Le monde t'appartient
Tout est à ta portée
Travaille dur et obtiens-le
"Tu dois y croire", affirme-t-il aussi sur le premier morceau. Il partage son triomphe avec une jubilation communicative et un hédonisme absolu, comme sur le single taillé pour le club "And Then What", en compagnie de Mannie Fresh.
Quelquefois, certes, le rappeur a l'humeur en berne. C'est le cas sur le single "Soul Survivor", avec Akon, ça l'est aussi sur "Talk To ’Em". Mais ces moments sont rares. Et pour amplifier son propos plein d'allant, il l'habille de véritables hymnes, de titres claironnants remplis de vigueur et d'assurance. Cette musique revigorante est amplifiée encore par les ad-libs lancés par le rappeur, des "yeah", des "that's right" et des "ha ha" qui donnent l'illusion qu'une foule d'autres Jeezy corroborent ses propos (et qui sont une énième déclinaison de la pratique immémoriale du call & response).
Cet album jubilatoire n'a au fond qu'un défaut, propre à tous ceux de cette ère : il est un poil trop long. Entre la salve prodigieuse des cinq ou six premiers titres du début et une fin toute aussi irréprochable, il tourne parfois au délayage, il a quelques invités de trop. Destiné à une audience nationale, il ne se contente pas de représenter le son d'Atlanta. Quelques titres sonnent new-yorkais, comme ce "Go Crazy" où apparaît Jay-Z, et ils ne sont pas toujours les meilleurs.
Mais tout cela mis à part, la musique de Young Jeezy et son numéro de dealer transformé en super-héros donnent envie de manger du lion, ils nous invitent à soulever des montagnes. L'apothéose de la trap music est déjà ici, mais aussi, son vrai commencement. Avec ce projet porté aux nues par certains et incompris par d'autres, comme tous les grands albums, s'ouvrent dix, quinze, vingt années de rap excitantes.