Pour toute culture, il arrive toujours ce moment où, vieillissante, elle cherche à consolider son mythe. Cela se fait généralement à travers les fans, et par l'intermédiaire de livres ou de documentaires. Mais le rap, comme à son habitude, a voulu procéder autrement. Le meilleur avocat de sa légende aura été, finalement, l'un de ses acteurs. Et à cela, rien d'étonnant, puisqu'en plus d'être un rappeur, The Game a aussi été un fan. Le fan, même. La groupie. Le fidèle et l'adorateur ultime, celui qui vénère tellement le panthéon du rap qu'il n'a jamais eu qu'un seul objectif : le rejoindre.

THE GAME - The Documentary

Il y parvient dès le premier album. Sorti sous le double-parrainage de 50 Cent et de Dr. Dre sur Aftermath, le label de ce dernier, bénéficiant du renfort de l'intelligentsia des deux côtes et d'ailleurs à la production (Dr. Dre, Kanye West, Just Blaze, Timbaland, Scott Torch, Havoc, Buckwild, Hi-Tek…), comme aux raps (50 Cent, Eminem, Busta Rhymes, Nate Dogg, Tony Yayo...) et aux chants (Faith Evans, Mary J. Blige), The Documentary est d'emblée un énorme blockbuster, consacré par un succès autant public que critique.

Avant cela, le parcours de The Game est celui d'autres légendes du rap. Il est issu du bon endroit, Compton, et son chemin de vie est d'abord difficile. Comme il se doit, ce Blood fils de Crips sévit d'abord dans des gangs. Puis, à la manière de 50 Cent, il subit l'épreuve du feu : après avoir failli périr sous les balles, il se met sérieusement au rap. A travers ses mixtapes, il attire alors l'attention de JT the Bigga Figga, puis celle de Dr. Dre, et d'autres grands du rap, 50 Cent surtout (The Game apparait brièvement dans la vidéo de "In Da Club"), dont il rejoint pour un temps la G-Unit.

Jayceon Taylor établit alors un véritable plan de carrière. En 2001, tandis qu'il se remet de ses blessures par balles, il demande à son frère de lui ramener tous les grands classiques du rap. Il les examine et les dissèque alors avec ferveur, dans l'espoir de délivrer des albums aussi mythiques. The Documentary est le résultat de son parcours d'étudiant ès-rap. Il est un disque œcuménique qui, en dépit de ses racines en Californie, n'est attaché à aucune géographie particulière, à aucune école de rap spécifique, mais au contraire à toutes.

Le cas d'école, c'est le premier single, "Westside Story". Même s'il manifeste une volonté marquée de replacer la Côte Ouest au centre du rap, il est très similaire à l'historique "In Da Club" du New-Yorkais 50 Cent. En y invitant ce dernier, en se présentant comme un nouveau Kool G. Rap sur un disque de Dre, The Game réunit les deux côtes.

Cet album n'a qu'un sujet : le rap lui-même, ses mythes et ses grandes figures. Son auteur n'y fait que deux choses : célébrer sa réussite dans cette musique ("Hate It or Love It", "Higher", "Put You On The Game"), et se référer à son histoire. Tout au long de ce disque qui aurait dû s'appeler Nigga Witta Attitude Vol. 1 avant que la veuve d'Eazy-E ne s'y oppose, The Game joue au premier de la classe hip-hop.

C'est ainsi que "Dreams", censé être un hommage à Yetunde Price, la sœur assassinée de Venus et Serena Williams, se révèle être une séance invraisemblable de name-dropping, où le rappeur cite tout ce que le rap compte de légendes. Et comme si cela ne suffisait pas, il complète ce panthéon par d'autres grands musiciens noirs (Stevie Wonder, Marvin Gaye) et par des militants pour les Droits Civiques (Martin Luther King, Huey Newton). Et cela n'est qu'un exemple, des citations de ce type se rencontrent ailleurs sur l'album.

"No More Fun And Games" remet le couvert en citant les grosses références de la West Coast (et d'ailleurs), sample de "Gangsta Gangsta" à l'appui. Sur "Start From Scratch", quand il imagine pouvoir changer le passé, la première pensée de The Game est de reformer N.W.A. et d'empêcher les meurtres de 2Pac et de Biggie. Sur "We Ain't", avec Eminem, il prétend occuper le trône laissé vacant par ces derniers. Sur "Runnin'", notre élève appliqué du rap cite aussi quelques pontes de son industrie comme Sylvia Rhone et Kevin Liles.

Sur "The Documentary", son refrain se compose des noms de tous les grands classiques du rap, une liste prestigieuse à laquelle il ajoute une nouvelle référence : son propre album. Sur le même morceau, il se déclare le deuxième "négro" le plus chaud de Compton, le premier étant bien sûr son idole Dr. Dre. Et sur "Where I’m From", il célèbre sa ville, annonçant des années 2010 où un film (Straight Outta Compton), un album (le Compton de Dr. Dre) et un rappeur (Kendrick Lamar) alimenteront eux-aussi la légende, jusqu'à la nausée.

The Game donne raison à son pseudonyme : tout cela est un jeu, le rap, qu'il est décidé à gagner. On n'entrevoit le vrai Jayceon Taylor que sur quelques moments un peu plus intimes et biographiques, notamment "Like Father Like Son", un compte-rendu émouvant de la naissance de son fils qui parlera à tous ceux, gangsters ou pas, devenus pères un jour.

Avec ce rap sans humour qui se mord la queue, avec des moments aussi prévisibles que les passages club ('How We Do", "Put You On The Game"), les bluettes gangsta ("Special", "Don't Worry"), les morceaux patate ("Church For Thugs", "No More Fun And Games") et celui destiné à faire pleurer dans les chaumières ("Don’t Need Your Love"), on aurait bien envie de bouder The Game. Mais fort de sa distribution de première classe, notamment côté production avec des joyaux comme "Hate It or Love It" et "Like Father Like Son", The Documentary est d'une efficacité impitoyable.

Acheter cet album