A la fin des années 90, le rap traverse une crise de croissance. Son public, déjà, vieillit, et il s'élargit. Et pour certains, il n'est plus question de le suivre dans ses nouvelles formes, toujours plus outrancières, toujours plus gangsta. Aux alentours de 1998-99, une tendance s'affirme donc pour répondre aux aspirations de ces gens, celle du "rap conscient", consacré coup sur coup par l'album de Black Star, le premier solo de Mos Def, le Things Fall Apart des Roots, et Like Water For Chocolate, le premier franc succès de Common.

COMMON - Be

Ce dernier, il est vrai, s'est positionné tôt sur ce créneau. Dès son album de référence, Resurrection, en 1994, et plus particulièrement avec ce grand morceau nostalgique qu'a été "I Used To Love H.E.R.", il pleurait la disparition du hip-hop des premiers temps, désormais supplanté par le gangsta rap.

Et la décennie suivante, Common continue sur cette voie. Il devient le gendre idéal du rap, celui qui tient des propos réfléchis, celui qui respecte son héritage musical, celui qui fait de l'art. Tout cela aboutit en 2002 à Electric Circus, un album éclectique et psychédélique pétri d'influences rock, soul, électroniques. Ccomme tant d'œuvres de rap adulte après lui, celui-ci est victime de sa surcharge et de son ambition, et il ne connaît pas le succès de son prédécesseur. Mais Common rétablit le tir la fois d'après, avec un album mieux coté, dont l'épure est annoncée par un titre très concis : Be.

Cet album ne renonce pas à l'éclectisme musical. Dès la basse et le violon du premier titre sont annoncées de fortes influences jazz et soul, et l'on a droit à la contribution de personnes extérieures au hip-hop, telles que John Mayer. La musique afro-américaine imprègne Be. C'est ainsi, au détour de tel ou tel titre, qu'on entend des samples de Marvin Gaye, Sam Cooke, Ahmad Jamal ou les Chi-Lites, ou John Legend et Bilal se lancer dans des chants gospel ("Faithful").

Common a des sources, il a des racines, il est un traditionnaliste, comme le montre "Chi City", avec ses scratches à l'ancienne (signés A-Trak), ses critiques envers les rappeurs assoiffés d'argent et de succès, et ses allusions aux anciens, Run-D.M.C. ou les Ultramagnetic MCs. Il est de ceux qui, sur "They Say", cherchent à justifier leur qualité d'artiste. Et sur "It's Your World", il délivre des leçons de vie à travers la voix de son propre père, l'ancien basketteur Lonnie Lynn.

En bon rappeur "conscient", Common invoque aussi de grandes icônes noires du XXème siècle, telles que John Coltrane et Malcom X ("Be"), Bob Marley et Haile Sélassié ("Real People"), ou Martin Luther King ("It's Your World "). Il en invite même, puisque les Last Poets contribuent au mémorable "The Corner", lesquels n'ont jamais participé officiellement à un album de rap avant celui-ci, bien que souvent présentés comme des pères fondateurs par ceux qui considèrent le hip-hop comme le continuateur du mouvement pour les Droits Civiques. Avec eux, bien sûr, le rappeur prend la pose du commentateur social, se lançant dans une description des quartiers de Chicago. Cet arrière-plan est aussi celui de "The Food", un morceau live, ainsi que de "Real People", une réflexion sur la communauté noire.

"Love Is…" également, prend place dans le contexte difficile du ghetto, Common avançant qu'il est difficile d'y exprimer ouvertement ses sentiments. De tels sentiments, cependant, ont toute leur place dans le rap de Common. Certes, ce dernier se fait polisson sur le single "Go!", quand il nous parle d'un plan à trois, mais il se rattrape aussitôt après en célébrant la fidélité conjugale, sur "Faithful". Et avec "Testify", un autre grand morceau, c'est le sexe soi-disant faible qui est mis à l'honneur, avec son histoire à rebondissement, à propos d'une femme qui manipule un jury et fait condamner son compagnon pour un crime qu'elle a elle-même commis.

Be est donc bel et bien dans la lignée de ses prédécesseurs. Cependant, il est plus digeste. Et ce progrès, Common le doit à son association avec l'un des producteurs phares de l'époque, un certain Kanye West. Les deux hommes, à vrai dire, se connaissent depuis un moment. Tous deux issus de Chicago, ils se sont rencontrés dès le milieu des années 90 par l'intermédiaire d'un troisième larron, No I.D., à cette époque le producteur attitré de Common, et le mentor de Kanye. Rien de bien surprenant donc, si plus tard Common figure sur le premier album de son jeune collègue, s'il rejoint son label GOOD Music et qu'il lui confie toutes les morceaux de Be, à l'exception de deux productions de J Dilla.

Conçus en même temps que celle de son second opus, Late Registration, la musique conçue par Kanye West pour Be a une certaine parenté avec cet album, d'autant plus qu'on y entend aussi sa voix, sur plusieurs duos. Mais le rappeur et producteur a eu le génie de privilégier la simplicité, la sobriété et l'efficacité, sur ces onze morceaux seulement, tournant presque tous autour de trois minutes, à l'exception notable de l'halluciné "It's Your World", déclamé en toute fin sur une longue mais superbe production signée par Dilla.

En conséquence de quoi, chose rare avec les disques rap de l'époque, il n'y a pas grand-chose à jeter. Alors Be, la grande œuvre de Common ? Difficile à dire, il en a délivré d'autres. Mais avec certitude, l'un de ses albums les plus accomplis.

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