L'histoire n'est jamais définitive. Elle change, elle est mobile. Ce que l'on en dit, comment on l'écrit, suit les préoccupations et les perspectives du moment. Et cela s'observe aussi avec le rap. Il y a encore dix ou vingt ans, quand on cherchait les origines de cette musique, quand on voulait remonter à son point zéro, on retournait dans le New-York des années 70. Cela, certes, est toujours le cas : l'époque de Kool Herc passionne encore, des reportages et des séries la documentent. Mais elle est reléguée loin dans la préhistoire, dans un passé abstrait, suranné, étranger à notre monde.

BEN WESTHOFF - Original Gangstas

Car aujourd'hui, vu que la culture hip-hop est moribonde, comme plus personne n'a grand-chose à faire des quatre éléments, parce que, hormis chez des médias institutionnels et grand public qui cherchent encore à en promouvoir une image propre, consensuelle et mensongère, l'écrasante majorité du rap est gangsta, la véritable origine, celle qui fascine, c'est la Californie de la fin des années 80 et du début de la décennie 90. C'est ce moment où un groupe constitué de fortes personnalités, N.W.A., a changé la face de la musique.

'Hard-edged hip-hop, of the style inspired by Ruthless and Death Row Records, hasn't just survived. It's taken over. It's become the defining musical movement of a generation, largely remaking pop in its image. These days, even teen idols like Justin Bieber and Taylor Swift are expected to be hip-hop literate. As shown by Snoop, Cube, and others, the same credentials that qualify you to be a hardcore rapper qualify you to be a brand ambassador. The tropes and fashions brought in by gangsta rap are routinely adopted by content creators wanting to appear edgy and cool. (p. 376)'

'Le hip-hop tranchant, dans le style inspiré par Ruthless et Death Row Records, n'a pas fait que survivre. Il a pris le contrôle. C'est devenu le mouvement qui a défini sa génération, celui qui a refait largement la pop à son image. Aujourd'hui, même les idoles pour ados Justin Bieber et Taylor Swift se doivent d'avoir une culture hip-hop. Comme Snoop, Cube et les autres l'ont montré, le bagage qui fait de toi un rappeur hardcore est aussi celui qui fait de toi un ambassadeur. Les styles et les modes qu'a apporté le gangsta rap sont de manière routinière adoptés par les créateurs de contenu qui se veulent branchés et cools.

Ces propos, tenus par Ben Westhoff dans Original Gangstas, sont tout à fait justes. Le gangsta rap a gagné. Au-delà même du hip-hop, c'est toute la culture populaire moderne qu'il a transformée. Il est donc normal que son histoire passionne les gens, à travers des livres, voire des films à succès comme Straight Outta Compton. C'est elle qui leur parle.

Cette fresque qui débute avec le groupe de Compton et se termine dans la tragédie avec les morts d'Eazy-E et de 2Pac, c'est le mythe fondateur du rap tel qu'il s'aborde, qu'il se comprend et qu'il s'apprécie aujourd'hui. Ce sont ces gens, les deux martyrs précités, Ice Cube et Dr. Dre, qui sont tout au haut du panthéon, qui sont aujourd'hui sanctifiés, et dont sans cesse on invoque le nom, la figure et l'imagerie, parfois même sans vraiment les connaître, comme d'autres l'ont fait avant avec Jim Morrison et les idoles des années 60.

Autrement dit, quand Ben Westhoff s'est penché à son tour sur cette grande épopée, sa matière n'était pas vraiment neuve. Ce journaliste, auquel on doit entre autres un livre important sur le rap sudiste, arpente une autoroute avec Original Gangstas, il explore des sentiers battus et rebattus.

Son histoire, on la connaît par cœur, avec ses épisodes dramatiques et légendaires. Ce moment où le brutal et dangereux Suge Knight arrache Dr. Dre de l'emprise du Ruthless Records d'Eazy-E. Celui où ce même Dre défonce la tête de Dee Barnes. Les attaques réciproques entre Ice Cube et ses ex-compères de N.W.A. Ces barbecues orgiaques dans de belles propriétés californiennes. Et puis bien sûr, cet affrontement vicieux entre les côtes Est et Ouest, qui ne fait plus rire personne quand en résulte le meurtre de rappeurs stars.

Mais l'intérêt de ce livre, c'est de faire histoire, c'est de démêler la réalité du mythe. Il est le résultat d'une longue enquête au cours de laquelle le journaliste a interviewé 112 personnes, dont quelques grands acteurs de cette épopée, des témoins issus de leurs familles et de leurs entourages, et des critiques rap historiques, par exemple Jeff Weiss, qui lui a servi de guide dans la scène de Los Angeles, ainsi qu'Andrew Noz, Brian Coleman, Jeff Chang ou d'autres.

Ce long travail lui a permis de brosser un portrait nuancé de ces hommes qui ont révolutionné la musique, par exemple Dr. Dre, génie de la production, certes, mais aussi homme brutal, avec un long et lourd passif de violence envers les femmes. Cela l'autorise aussi à revisiter certains épisodes mythiques de la légende gangsta. Non, Suge Knight n'a pas pendu Vanilla Ice par les chevilles par-dessus d'un balcon pour le convaincre de céder ses copyrights à Mario Johnson. Ils ont eu certes une discussion musclée, mais ils sont restés du bon côté de la balustrade.

Ben Westhoff commente plusieurs de ces épisodes. Il fait la lumière sur des zones d'ombre, il pointe du doigt ce qui a été déformé et romancé dans le film Straight Outta Compton, sorti alors même qu'il menait son enquête. Il confronte les points de vue et les récits contradictoires qu'il a collectés, se mettant lui-même en scène, racontant ses rencontres avec Jerry Heller ou Dr. Dre, en tirant des enseignements sur les personnalités réelles de ces gens devenus avec le temps les acteurs d'une tragédie. Et enfin, comme tant d'autres avant lui, il examine les faits pour livrer sa propre conclusion concernant les meurtres jamais élucidés de 2Pac et de Biggie.

L'auteur reste toujours factuel et terre-à-terre. Il raconte son histoire la tête froide, dans un sens strictement chronologique, passant d'un acteur à l'autre de l'essor du gangsta rap, avec une pluralité de protagonistes, avec une richesse en faits et en anecdotes telle que l'expert de cette musique découvrira malgré tout des détails qui lui étaient inconnus. Son récit est rapide, peut-être même trop, mais au moins le lecteur ne s'ennuie jamais. Il livre ainsi, à ce jour, la somme la plus complète et la plus fiable à propos de cette histoire, jusqu'à ce qu'un autre que lui n'entreprenne de raconter aussi bien cette histoire déjà maintes et maintes fois relatée.

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