Même si certains, parfois, tentent de nous faire croire le contraire, même s'ils veulent nous convaincre que Jay-Z est toujours pertinent, en vérité, son dernier grand album date de 2007. Il aurait même pu être plus ancien. Il aurait dû être le Black Album, en 2003, puisqu'à sa suite le rappeur avait annoncé sa retraite et que l'album du retour, Kingdom Come, avait été une déception. Mais une année après ce dernier, Hova avait retrouvé l'inspiration après avoir découvert American Gangster, le film de Ridley Scott sur Frank Lucas, un nabab de la drogue des années 70 qui avait réussi dans le commerce de l'héroïne. Grâce à ce dernier, Jay-Z revenait à ses fondamentaux, à son mythe originel : celui de l'ancien dealer devenu star du rap.
Intitulé comme le film dont il s'inspirait, contenant même quelques-uns de ses dialogues, American Gangster serait une longue réflexion sur la vie et sur le statut du gangster, alimentée par la propre expérience de Jay-Z. Sur "Pray", par exemple, il nous parlait de Frank Sinatra et des Kennedy, des manifestations de cette élite américaine liée à la pègre (de ce gangsterment, comme il l'appelait sur le titre précédent), avant de s'adonner à un long exercice autobiographique, et de traiter des conditions sociales qui l'avaient emmené vers la criminalité.
C'est aussi de sa famille et de son milieu social compliqués qu'il traitait sur "No Hook". Jay-Z nous parlait aussi des aspirations et des rêves du gangster sur "American Dreamin'", il célébrait sa réussite sur "Say Hello", ainsi que sur le single "Roc Boys", toutes trompettes dehors. Sur ce titre, il était question de manière indistincte de sa carrière de dealer et de celle de rappeur, et il jouait de la même ambiguïté sur "I Know", en nous parlant de l'amour d'une femme pour un objet indistinct qui pouvait être tout autant sa drogue ou son amant, que la musique.
Si l'on met de côté les deux titres bonus, American Gangster était organisé selon l'arc narratif habituel (et somme toute très moral) des histoires de gangsters : d'abord l'espoir sur "Pray", le bon temps et la volupté sur "Party Life" et les titres triomphaux mentionnés plus haut, puis la rançon du succès sur "Success", et enfin la chute sur "Fallin'". Seuls s'éloignaient un peu du thème "Ignorant Shit", avec Beanie Sigel, une critique du grand cirque du rap, et "Hello Brooklyn 2.0", cet hommage au quartier d'origine de Jay-Z, qu'il identifiait à une femme et où, sur une musique minimaliste riche en basses, le New-Yorkais était secondé par Lil Wayne.
La musique, justement, s'inspirait elle aussi de l'épopée de Frank Lucas. Produite en grande partie par ce bon vieux Diddy, elle s'alimentait de la soul des années 60-70, la période où avait sévi le criminel. Elle samplait Marvin Gaye sur "American Dreamin'", Barry White sur "No Hook", les Isley Brothers sur "Ignorant Shit", les Dramatics sur "Fallin'", Curtis Mayfield sur "American Gangster", et quelques autres chanteurs de R&B un peu moins illustres comme Little Beaver, sur "Party Life", et Tom Brock, sur "Say Hello". Et elle avait un bon parfum de cinéma blaxploitation. Seule la musique synthétique des Neptunes sur "I Know", et surtout sur le brillant "Blue Magic" (du nom de la variété d'héroïne qui a fait la fortune de Frank Lucas), nous ramenait quelques instants en plein coeur des années 2000.
D'un point de vue commercial, American Gangster ne serait qu'un succès de plus pour Jay-Z. Il y était abonné. Indépendamment de leur qualité, tous ses albums s'écoulaient en centaines de milliers d'exemplaires. Celui-ci, plus précisément, serait son dixième numéro 1 aux Etats-Unis. Histoire de donner une idée du statut atteint alors par le rappeur : seuls les Beatles avaient alors fait mieux ; et à part les Anglais, seul Elvis avait fait aussi bien. Il est logique, donc, qu'un tel objet ait défini pour longtemps ce que serait un bon album de rap : une exploration croisée de la culture afro-américaine et du mythe du gangster, ancrée dans une expérience personnelle, imprégnée de religiosité et riche en jeux de langage. C'est exactement cela qu'apprécierait et valoriserait l'intelligentsia musicale (suivez mon regard, il se tourne vers Kendrick Lamar le premier de la classe), pour au moins les dix années à venir.
Fil des commentaires