Aubrey Drake Graham est un personnage dual. De par sa double carrière d'acteur et de rappeur, bien sûr. Mais aussi du fait de son origine, canadienne et blanche par sa mère, et afro-américaine par son père, un Noir de Memphis qui connût des démêlées avec la justice et des passages en prison.

DRAKE - So Far Gone

Et cette dualité affecte aussi sa musique. Il y est l'homme sensible qui ouvre son cœur à l'aide d'un rap et de chants doucereux, celui qui explore un style délicat qui lorgne du côté du R&B, une posture qui lui vaut d'être devenu une superstar. Mais il a aussi cause liée avec un rap sudiste plus sale, moins fréquentable, ayant été le protégé de Lil Wayne, côtoyant Future de près, et ayant porté à l'attention du public les fous dingues de l'après trap music d'Atlanta, comme ILoveMakonnen et Migos, ou bien ceux de Houston, comme The Sauce Factory, parmi beaucoup d'autres encore.

On peut déjà entendre les deux Drake, le mauvais garçon et le gendre idéal, sur sa mixtape de 2009, sa troisième, celle du temps où il rejoint Young Money, et qui est le point de départ de son succès : So Far Gone. Ici, il s'engouffre dans la brèche ouverte quelque mois plus tôt par Kanye West (une influence revendiquée) sur son 808s & Heartbreak. "Say What’s Real", l'un des sommets de la mixtape, est d'ailleurs bâti sur un sample du "Say You Will" issu de cet album-là.

Comme sur celui-ci, on entend un rappeur sensible s'exprimer à cœur ouvert sur des sonorités atmosphériques et synthétiques, et ne pas hésiter à s'affranchir des frontières entre genres musicaux. Le Canadien, par exemple, rappe ou chante sur de la pop mélodique venue de Suède, celle de Peter Bjorn and John ("Lets Call It Off") et de Lykke Li ("Little Bit"), ou bien encore sur du Santigold ("Unstoppable").

Cependant, de manière plus marquée que Kanye, il pousse la chansonnette et il prend la pose de l'amoureux transi. De ce côté-là de son art, le R&B, Drake déclare qu'il doit beaucoup à la défunte Aaliyah. Mais on peut le comparer tout autant à une proche de cette dernière, Missy Elliott (d'ailleurs samplée sur "Bria's Interlude"), pour sa propension à concilier un registre fleur bleue à l'irrévérence du rap.

Par exemple, quand Drake chante une romance douce et attentionnée sur "Houstonatlantavegas", il s'adresse en fait à une strip-teaseuse. Même si "Successful" sent à plein nez le pathos et l'amertume, c'est aussi une ode matérialiste. L'autre single, le carton "Best I Ever Had", mélange allègrement amour et luxure. Et si le rappeur chanteur peut partir dans un "A Night Off" tellement sensuel qu'il en est irritant, ou s'adonner en conclusion à un exercice piano bar, il se lance aussi dans une collaboration plus rap avec Bun B et Lil Wayne, sur "Uptown", et il rend hommage à la musique sous codéine de DJ Screw, sur un très bon "November 18th".

La dualité du Canadien s'illustre aussi par ces mouvements de balancier entre des titres guimauve, et d'autres, pas toujours dynamiques, mais plus inspirés. Cette mixtape en contient plusieurs. Outre "Best I Ever Had", une bluette si irrésistible qu'elle connaitra un succès considérable dans les charts et sur les radios, phénomène peu commun pour un titre issu d'une mixtape, So Far Gone nous offre au moins deux moments intenses : le "Say What’s Real" susnommé, et "The Calm", un titre où, Drake philosophe sur les affres d'un succès qu'il n'a alors pas encore rencontré. Ce succès, toutefois, il lui est promis, So Far Gone réunissant déjà tous les éléments, pour le meilleur comme pour le pire, à même de le placer durablement sur orbite pour les années à venir.

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