S'il existe aujourd'hui un "Internet rap", il faut en trouver la source chez une poignée de collectifs prolifiques et tentaculaires, qui ont émergé à l'orée des années 2010. Odd Future est l'un d'eux, bien sûr, de même que le Raider Klan. Il se trouve que Denzel Curry est apparu avec le second, et qu'il a bénéficié de la bienveillance du premier, plus particulièrement celle d'Earl Sweatshirt. Même s'ils se sont émancipés de leurs mentors d'origine (Curry, par exemple, s'est embrouillé avec SpaceGhostPurrp), tous ces gens ont toujours beaucoup en commun : quelles que soient leurs provenances, ils se sont accaparé la musique, les codes et la posture nihiliste du rap sudiste en général, depuis celui développé à Memphis autour de 1995, jusqu'au style trap de la décennie 2000. Mais ils savent aussi défendre un rap "lyrical", engagé et signifiant, celui qu'apprécient les fans vieillissant, les nostalgiques des années 90, et ceux qui, amateurs de rock inclus, considèrent que le rap doit avoir certaines ambitions ou velléités artistiques.

DENZEL CURRY - Imperial

La sortie la plus récente de Denzel Curry incarne tout cela à la perfection. C'est du pur Internet rap des années 2010. Tout d'abord, parce qu'il n'est disponible que sur le Web : présenté comme le second album du rappeur (après son Nostalgic 64 de 2013, déjà très solide), il n'en est pas moins distribué sur plusieurs plateformes gratuites, à la manière d'une mixtape. Imperial est de l'Internet rap, aussi, parce qu'il illustre à merveille ce qui a été évoqué plus haut. Stylistiquement parlant, le jeune homme opère un grand écart, comme l'indique l'identité de ses deux invités les plus connus : d'un côté le baron du rap m'as-tu-vu, Rick Ross, originaire comme Denzel Curry de Carol City, en Floride ; et de l'autre le premier de la classe d'un rap revivaliste et appliqué, le New-Yorkais Joey BadA$$. Sa singularité dans le paysage actuel, le rappeur la souligne également en s'attaquant à l'omnipotent Drake sur "Pure Enough".

La musique de Denzel Curry est moderne. Elle a la scansion, les basses et les percussions épileptiques de la trap music, elle tourne au cloud rap sur "Pure Enough", et sur "Narcotics", elle use d'une ambiance funèbre héritée de son passage au sein du Raider Klan. Mais il y a aussi des traces du rap d'antan, comme les scratches qu'on entend sur "Zenith", ainsi que des paroles qui cherchent à faire sens. Le jeune homme utilise sur "Gook" un terme raciste proscrit pour vanter les effets de la drogue, mais il s'adonne aussi au "rap conscient". Sur "Narcotics" par exemple, il s'attaque au préjugé racial qui voit dans les Noirs des dealers. Et sur "Sick and Tired", il livre une chronique âpre sur cette prison à ciel ouvert qu'est la pauvreté et le ghetto.

Si Imperial est présenté comme un album, ce n'est pas sans raison. Le Floridien lui a appliqué un grand soin, avec l'aide de quelques producteurs de choix, principalement Ronny J, mais aussi avec quelques figures de ce même Internet rap, comme les $uicide Boy$. Pas avare en mélodies, plus riche en tubes (à commencer par le grand "ULT"), avec un brin de refrains chantés ("This Life", et "If Tomorrow not Here" avec l'intervention de Vares Joseph de Twelve'Len), voire d'Auto-Tune ("Knotty Head"), savamment agencé en deux volets, un premier sous adrénaline, et un second plus introverti et mélancolique, Imperial se montre mieux construit et plus séduisant encore que ses mixtapes passées, il est son meilleur projet à ce jour.

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