Chicken Talk suit une période faste pour Gucci Mane. Actif depuis les années 2000, le rappeur d'Atlanta vient alors de franchir un cap avec le titre "Black Tee", une réponse au "White Tee" de Dem Franchise Boys. Puis en 2005, sur Big Cat Records, il sort son premier véritable album, Trap House, auquel participent plusieurs figures du rap du Sud, Bun B, Killer Mike, Lil Scrappy, Jody Breeze, ainsi qu'un autre grand père fondateur de la trap music, Young Jeezy.
Seulement voilà, malgré leur collaboration sur le single "So Icy", Gucci Mane étant Gucci Mane, il s'embrouille méchamment avec Jeezy, et il se retrouve impliqué dans le meurtre de l'un de ses proches, Pookie Loc. Acquitté plus tard pour légitime défense, il passe toutefois six mois en prison et les liens sont coupés avec son label. Que va donc faire le rappeur, une fois libre et prêt à repartir ? Eh bien il va trouver sa voie, et proposer ce qui sera le commencement d'une très, très longue série : sa toute première mixtape.
Dans l'argot des rues américaines, "chicken" serait l'une des innombrables façons de parler de la cocaïne. Quant aux mots "chicken talk", ils désigneraient une discussion qui ne veut rien dire. Il est donc approprié que le rappeur nomme ainsi cette mixtape, sortie avec l'appui de DJ Burn One.
Celle-ci, en effet, consacre le style du maître d'Atlanta, cette ultime métamorphose du thème de la drogue dans le hip-hop. Les rappeurs, autrefois, ont abordé le sujet sous un angle critique. Ils en ont parlé ensuite d'une manière sale, noire et pessimiste, inspirée par leurs expériences de dealers. Puis ils ont fini par célébrer le commerce de stupéfiants et les possibilités d'enrichissement associées. Gucci Mane, lui, poursuit cette glorification, mais il la décline sur le mode de l'excès et de l'absurde. Elle est le prétexte à une pléiade de bons mots exquis, tous plus saugrenus les uns que les autres.
Le rappeur parle des deux moments du métier de dealer : 1 - le temps où il gagne de l'argent, avec des titres comme "Swing My Door", "Trap Money", et ce "Plug Talk" où il nous présente avec des clichés hilarants les diverses clientèles qui se pressent à sa porte, Noirs, Latinos ou rastas ; 2 - et le temps où il le dépense, soit en lançant ses billets sur des strip-teaseuses ("Money On The Floor"), soit en paradant avec une incroyable chaîne en or ("My Chain"), celle qu'il arbore sur la jaquette, sans doute, avec Bart Simpson au bout.
Il poursuit aussi sa vendetta contre Jeezy sur "745". Tant qu'à faire, dans la foulée, il s'en prend aussi à Jay-Z. Et le tout est rappé sur un ton anodin, innocent, avec un goût pour les formules surréelles, déclamées mine de rien, où il est difficile de faire la part du génie ou du retard mental.
L'atout de Chicken Talk, une mixtape si longue qu'elle s'articule en deux parties, c'est que les sons suivent les paroles. Qu'elles soit originales, comme celles produites par Zaytoven, ou bien chipées à d'autres, comme celle de "745", issue d'un titre produit pour Crunchy Black par DJ Paul et Juicy J, les compositions sont des mélodies gentillettes et enfantines qui épousent à perfection le rap badin de Gucci Mane.
Faisant dodeliner de la tête avec des tubes tels que "Stupid", cette musique est l'inverse de celle, retentissante, prisée par Jeezy et les autres praticiens de la trap. Le rappeur peaufine ici sa formule éternelle, celle qu'il ne cessera de répéter et de réinventer des années durant, sur des dizaines de mixtapes.
Gucci Mane, en effet, déploie bel et bien une formule, une recette générique. Sa musique changera avec le temps, mais cette évolution sera lente et organique. Certains noteront plus tard une amélioration de son flow, ils parleront de beats plus sophistiqués. Mais tout cela sera souvent un prétexte pour parler d'un rappeur qu'ils avaient ignoré avant.
L'intéressé, lui, ne semble pas se soucier d'innovation ou de renouvellement, la répétition ne l'effraie pas. D'ailleurs, il y a deux plages intitulées "Work Ya Wrist" sur Chicken Talk, et la galerie de portraits de drogués de "Plug Talk" est une reprise de celle, plus courte, qu'offre le morceau d'avant, "Trap Money". Il recyclera sur ses albums certains des titres ici présents. Et puis surtout, il sortira d'autres mixtapes dans l'exact même style. Des dizaines de mixtapes, des pelletés de mixtapes. Il deviendra, par excellence, le rappeur à mixtapes. Et Chicken Talk, sa toute première, est la mère de toutes.