Vingt ans, rien de moins, que le Canadien Buck 65, issu de la sémillante scène d'Halifax, fait de la musique, dont douze depuis la sortie CD de Vertex et le début de la reconnaissance. Vingt ans de hip-hop, mais aussi d'escapades vers le rock, le folk, les musiques électroniques, et même la chanson. Vingt ans de sorties grand public et de side projects réservés aux fans. Vingt ans, le moment idéal pour se lancer dans une interview fleuve et une rétrospective de cette carrière riche.

BUCK 65 - Interview

Ton dernier album, 20 Odd Years, célèbre une carrière longue de 20 années. 20 ans déjà ? Nous nous souvenons tous des sorties de la fin des années 90, mais que s’est-il passé avant ?

Au milieu des années 90, vers 96 sans doute, j’ai commencé à collaborer avec Anticon à San Francisco, et à élargir mon public. Mais 6 ou 7 ans avant ça, je faisais déjà de la musique à Halifax, ma ville, à une plus petite échelle. Ma première maison de disques était un label indépendant du nom de Murder Records. Il avait été fondé par un groupe de rock, d’Halifax également, Sloan.

A cette époque, dans les premières années des années 90, ils avaient signé sur DGC. Ils étaient donc sur le même label que Nirvana, Weezer, et cela créait beaucoup d’enthousiasme. Avec l’argent que leur a apporté ce contrat, ils ont lancé leur propre structure. Ils ont aussi négocié un contrat de distribution, avec MCA, qui n’existe plus aujourd’hui, qui leur permettait de rendre leur musique disponible dans tout le Canada. Ils ont ainsi sorti quelques uns de mes enregistrements, y compris des vinyls.

La première chose que j’ai eu à vendre a dû sortir en 1990 ou 91. Il y a eu d’autres sorties encore avant, mais seulement sur cassette, j’allais déposer ça en magasin moi-même, j’en vendais de cette façon, mais vraiment peu.

Tu n’as jamais pensé ressortir cela ?

J’y ai pensé, un peu. Mais je sais que beaucoup de choses circulent déjà sur Internet. Le premier véritable album a été Game Tight, en 92 ou 93. Je l’ai vu circuler à plusieurs reprises sur le Net. Avant, j’avais sorti quelques maxis, et des cassettes.

J'avoue aimer beaucoup l’idée que certaines de mes sorties sont obscures et dures à trouver. Quand j’étais jeune, c’était difficile de mettre la main sur la musique que j’aimais, mais c’est aussi ce qui accroissait mon intérêt pour elle, la trouver créait une sorte de challenge. Quand tu parviens à trouver ce que tu as longtemps cherché, ça crée une grande satisfaction.

Je me souviens, étant jeune, avoir senti mon cœur battre très vite, rien que pour avoir trouvé une nouvelle musique. C’est une expérience que j’ai tellement appréciée que j’espère que des gens peuvent l’éprouver avec ma propre musique. C’est sans doute égotiste, mais je trouve ça très excitant. Je sais que des gens me suivent assidument. Je pourrais leur faciliter la tâche, mais je veux leur laisser le plaisir de chercher dur.

Encore aujourd’hui, tu sors un album chez une major, Warner, mais tu mènes de nombreux projets parallèles. C’est délibéré, de gérer plusieurs canaux de front comme ça ?

Autrefois, je ne me disais pas : “bon, ceci doit rester petit et obscur”. Je voulais avoir du succès. Mais maintenant, je pense qu’il est bon de garder certaines choses à une petite échelle. Quand je travaille, mes motivations sont d’abord personnelles. Quand je mène des projets extérieurs à Warner, je cherche à exprimer quelque chose qui me représente, c’est très difficile d’espérer intéresser d’autres personnes. Et quand ma musique est trop personnelle, je ne suis pas à l’aise pour la vendre, pour l’imposer à d’autres gens.

Si potentiellement, quelqu’un est intéressé, j’adresse de petits signaux, pour qu’il soit au courant. Je fais les choses en petit, et si quelqu’un cherche à les trouver, il y parviendra. Des projets comme les albums Dirtbike, c’est une façon de me protéger. La grosse motivation, dans ce cas, c’est de faire la musique que je veux vraiment faire, d’y prendre du plaisir. Ca nécessite d’éliminer toute possibilité d’échec. Je ne ressentirai un tel échec que si j’essayais de vendre cette musique, que si je l’envoyais à la presse, et qu’elle ne l’aimait pas. Alors, avant même d’avoir commencé ce projet, j’ai décidé que je ne le vendrai pas, que je n’enverrai rien à la presse. Une fois cette possibilité éliminée, mon travail s’en est trouvé affecté. Ca l’a rendu meilleur, en fait.

Je connais plusieurs fans de Buck 65 qui aiment beaucoup Dirtbike. En fait, c’est leur album récent préféré.

Oui, c’est aussi mon préféré. Quand je prépare un album pour Warner, quelque chose qui doit se vendre, je doute dès que j’ai une idée : "oh, peut-être que cela ne sera pas très populaire". Mais quand je travaille de façon plus égoïste, je me sens plus libre et honnête. Et c’est intéressant de voir que c’est finalement cela qui marque le plus les gens.

Pourtant, on retrouve quelques titres de Dirtbike sur le dernier album pour Warner...

Deux morceaux. Quand ils ont entendu la version originale de "Paper Airplane", quelques-uns de mes proches m’ont fait savoir qu’ils trouvaient cette chanson très bonne, et qu’elle méritait d’être entendue par plus de gens. Je n’aime pas trop retravailler mes morceaux, mais je dois admettre que l’originale était de mauvaise qualité. J’ai pensé que je pouvais aller plus loin avec ce titre. Quant à la deuxième chanson, "She Said Yes", je l’aimais vraiment beaucoup. C’est très doux, c’est inhabituel pour un morceau de hip-hop d’être aussi beau et délicat. Je souhaitais que davantage de gens puissent entendre ça.

Quand j’ai fait Dirtbike, c’était vraiment rien que pour moi, et pour les gens susceptibles d’être intéressés. Mais j’ai pensé que ça valait la peine de recycler ces chansons pour enrichir un peu mon travail.

Cependant, tu travailles toujours pour Warner, et tu dois donc toujours composer avec la pression. Comment la gères-tu ?

Après Dirtbike, j’ai commencé à me poser des tas de questions. Ce projet m’avait pleinement satisfait, d’un point de vue créatif. Et je me suis demandé comment redéfinir ma relation avec Warner, si j’arrivais à être heureux, en tant qu’artiste, en travaillant selon mes propres termes. C’était une question difficile. C’est là que j’ai réalisé que ma relation avec eux était une question de business. Je devais donc les voir comme un moyen d’étendre mon public, cela m’aiderait à définir quel type d’album préparer pour eux. Par exemple, pour le dernier album, je me suis dit : "bon, peut-être vais-je devoir penser un peu plus à des mélodies". La mélodie, c’est une chose de base, à laquelle tout le monde est sensible. Je devais donc m’efforcer de faire mon disque le plus mélodique.

N’as-tu pas essayé de faire pareil avec tes albums précédents pour Warner, Talkin’ Honky Blues et Secret House Against the World?

Non, parce que c’était avant Dirtbike. Je ne pensais qu’à être créatif, qu’à explorer toutes les idées possibles. L’industrie de la musique était un peu différente il y 5 ans. Je pouvais donner à Warner n’importe quel album, ils n’y trouvaient rien à redire. Ils ne faisaient qu’accepter ce que je leur proposais. Mais ça a changé. Les maisons de disques sentent qu’elles ne peuvent plus prendre les mêmes risques qu’avant.

Mais Warner ne m’a jamais dit ça, ils ne m’ont jamais demandé de faire de la musique populaire, ou quoi que ce soit dans le genre. C'était juste une question de timing, ce changement est arrivé juste au moment où je me posais ce genre de questions, les deux choses ne sont pas vraiment liées.

A propos de ce nouvel album, la plupart des morceaux sont des duos. C’était décidé dès le départ ?

Hé bien, comme je l’ai dit, je voulais vraiment faire mes chansons les plus mélodiques. Et j’ai tout de suite réalisé que c’était un domaine où j’avais besoin d’aide, parce que je ne suis pas un grand chanteur. Dans de nombreux cas, j’ai écrit moi-même les mélodies et les paroles, mais je savais que ça ne sonnerait pas pareil si j’essayais de les chanter. Et je connais tellement de chanteurs talentueux…

Parfois, quand j’écrivais, j’entendais un certain grain de voix, et la plupart du temps j’étais capable de trouver des amis qui avaient le timbre adéquat. Dans certains cas, c’est la voix d’une femme que j’avais en tête, et bien sûr ça ne pouvait pas être moi. Mais peut-être que James Blake me donne tort, peut-être que je pourrais sonner comme une femme, jusqu’à un certain point….

Par exemple, concernant mon amie Jane Grant, qui chante sur trois chansons. Je me suis juste rappelé que cette amie proche avait cette voix incroyable. A mesure que j’écrivais, j’entendais une voix de sa qualité, je me disais que ça ferait sens de la solliciter, qu’elle m’aide sur cette chanson. C’était vraiment juste comme ça, penser à une mélodie, se dire après, “OK, j’ai besoin de l’aide de quelqu’un”, puis se mettre en quête de la voix adéquate. Je n’ai pas vraiment cherché à faire un album de duos, c’était juste une conséquence naturelle de mon idée de départ.

A propos des mélodies, c’est quelque chose qu’on trouve plus facilement dans le pop rock que dans le hip-hop… Je me souviens d’un temps, à l’époque de Talkin’ Honky Blues, où tu disais vouloir tourner le dos au hip-hop. Mais tu y es finalement retourné. Que s’est-il passé, exactement ?

Eh bien, si l’on parle de l’album Situation, c’est venu en parlant à un ami, qui est DJ, et qui fait des beats hip-hop. Il m’a dit un jour, au cours d’une longue conversation : “tu sais, j’aime bien la musique que tu as faite ces dernières années, mais j’aimerais t’entendre à nouveau sur un vrai album de hip-hop, je voudrais vraiment entendre tes raps sur des beats et tout le reste”.

Je travaille toujours de très près avec mes amis. Et un jour que j’étais à Montréal, où il habite, nous sommes allés chez lui, nous avons fait trois chansons, juste des démos, et on a pris du bon temps. Je n’avais pas fait de véritable album hip-hop depuis des années, mais on s’est mis d’accord pour faire quelques titres de plus. L’intention, au début, c’était de faire les choses en petit, qu’il puisse sortir lui-même. Mais à mesure que nous faisions de nouveaux morceaux, l’envie de faire un album nous est venue. A l’origine, nous le destinions à Warner, mais ce n’était pas logique vu le chemin que j’avais pris avec eux.

Revenons-en à ta carrière. Quel a été le meilleur moment de ces 20 longues années de carrière ?

Je me suis moi-même beaucoup posé cette question. Et la réponse la plus honnête me surprend moi-même. Pour moi, l’époque la plus excitante, c’est vers mes débuts. Je n’aime pas beaucoup la musique que je faisais alors, mais cette époque en elle-même était exaltante. Quand tu commences à sentir que quelque chose est en train de se passer, que les gens sont intéressés par ce que tu fais, que c’est neuf, c’est très exaltant, même si j’étais un peu à l’ouest question créativité.

Quand je repense à cette époque, aux shows que je donnais, aux gens avec qui je bossais, c’était tous les jours du fun. C’est les meilleurs moments que je n’ai jamais passés. Quand ça a commencé à devenir important, ça a été plus de travail, plus de pression, plus exigeant. Penser à cette époque m’a donné la motivation de faire Dirtbike. Je voulais revenir au temps où faire de la musique, c’était simple et amusant. Je voulais sentir ça à nouveau. Je voulais éliminer toute cette structure autour de moi.

A Halifax, au début des années 90, il y avait un intérêt énorme pour la musique. Principalement pour le rock, mais tout de même, c’était excitant de voir Sub Pop signer ces gens à Halifax. Tout à coup, le monde entier nous regardait : "oh, il se passe quelque chose ici". Rien que l’ambiance dans les rues, c’était génial.

Comme ça se fait qu’il y a eu un impact sur le hip-hop ?

Je ne sais pas. A cette époque j’ai commencé à mettre le nez en dehors du hip-hop. Avant ça, j’étais dans le hip-hop de manière très hardcore, très forte. Mais j’ai eu ce petit contrat avec un label indie rock, et j’ai commencé à passer pas mal de temps dans leurs locaux. C’est comme ça que j’ai découvert P.J. Harvey, Tom Waits, Nick Cave. J’écoutais tout à coup plein de musique qui ne m’avait jamais intéressée. Des gens que je respectais me disaient : "tu devrais écouter ça, si tu fais attention aux paroles tu vas aimer". Et ils avaient raison ! Je pense que je n’aurais jamais évolué comme ça, si mon premier label n’avait pas été un label d’indie rock.

Mais alors, qu’en est-il du reste de la scène hip-hop d’Halifax, qui a connu une mini-hype à la fin des années 90 ? Ca a été la même histoire pour les autres artistes ?

Je pense, oui. Dans les années 90, j’animais une émission hip-hop sur la radio d’Halifax, la seule qui existait. Cette émission n’était pas exclusivement hip-hop, elle parlait plus largement des talents locaux. Je faisais des beats pour d’autres artistes, que j’invitais dans mon émission. D’une certaine façon, j’étais en train de façonner le son du hip-hop de ma ville, sans vraiment le réaliser. C’est devenu une véritable identité, quelque chose de très spécifique à Halifax et à la musique hip-hop qui en venait.

Et quelques années plus tard, quand j’ai rencontré quelques unes des personnes derrière le label Anticon, nous avons découvert que nous avions des idées très similaires. Ca collait bien. Il faut se souvenir que le noyau dur d’Anticon, Sole, et Alias, avant que le label ne s’installe à San Francisco, était basé dans l’Etat du Maine, qui est très près d’Halifax. On pouvait très facilement se rendre d’une ville à l’autre. La géographie a facilité les connexions. Une famille a alors commencé à se développer, des idées se sont rassemblées, et nous avons commencé à explorer pour de bon cette idée d’un univers hip-hop alternatif.

Ca a été délibéré ? Allons-y, créons un hip-hop alternatif...

Je pense que c’était là avant, mais quand nous nous sommes connus et que nous avons commencé à échanger, nous avons vraiment réalisé que nous étions différents des autres. Et on a décidé de l’assumer. Nous étions rejetés par la scène hip-hop, et c’était douloureux pour beaucoup d’entre nous. Et finalement, la meilleure façon d’affronter cette peine, c’était de dire : "nous sommes fiers d’être différents, d’être ce que nous sommes".

Ca me rappelle les réactions que nous avons connues, ici en France, quand nous avons commencé à chroniquer des sorties Anticon. Les puristes du hip-hop nous rejetaient violemment. Leur truc, c’était davantage le New-York du début des années 90, que j’adore au passage. Mais bon, après 10 ans, il était peut-être tant de passer à autre chose…

Exactement. Pour moi, si je voyage au Japon, ça n’a aucun intérêt d’écouter du hip-hop qui sonne comme à New-York. Il y a des tas de choses qui sont fantastiques dans la musique de New-York, mais j’en prends le meilleur sur place, à New-York. Tu peux chercher à imiter ça, mais ça ne sera jamais pareil, jamais aussi fort. Quelques fois seulement, comme un truc que j’avais écouté une fois à Rotterdam, aux Pays-Bas, et qui m’avait vraiment impressionné. C’était une imitation du son de New-York, mais très réussie.

Mais la plupart du temps, ce n’est jamais très captivant. Le premier truc de hip-hop français qui a retenu mon attention, c’était une chanson qui utilisait le nom de chaque station de métro. Et ce que j’aimais dans cette musique, c’est qu’elle samplait de la musique française traditionnelle, des trucs avec de l’accordéon, tout ça… C’est ce que j’attendais du hip-hop français : qu’il sonne français. Je veux entendre des idées françaises, je veux une nouvelle perspective. Ca n’a aucun intérêt pour qui que ce soit si ce n’est qu’une imitation des Américains.

Et c’était pareil pour moi. Je dois avouer qu’au début, je faisais aussi de l’imitation. Et puis j’ai réalisé que c’était les choses différentes qui me rendaient intéressant. Je l’ai réalisé en vieillissant. Le tournant décisif, c’est quand je vivais à Paris et que j’ai enregistré Talkin’ Honky Blues. Et je pense que c’est parce que, soudainement, je venais de partir de chez moi. Je voyais les choses autrement. L’endroit d’où je venais m’inspirait, mais seulement parce que je n’y vivais plus. Ca arrive souvent avec moi. Je parle d’endroits, d’événements, une fois qu’ils sont loin derrière moi. Ca m’apprend beaucoup de choses sur moi-même.

BUCK 65 - Interview

A propos de ton expérience française, combien de temps as-tu vécu ici ?

Eh bien, je suis venu en 2002, et je suis parti en 2008 (NDLR : il dit les dates en français). J’ai beaucoup bougé dans l’intervalle. Je suis allé à Londres, puis à New-York, pour un petit moment. Mais je suis toujours revenu.

Tu retiens quoi de ton expérience française ?

J’ai appris un peu la langue, mais pas autant que j’aurais voulu. Je la comprends, mais j’aurais dû rester plus longtemps pour vraiment la parler. J’ai eu aussi un bon aperçu des différences de cultures, de philosophies, de façons de voir le monde. J’ai appris des choses sur moi.

Pour moi, ça a été difficile de vivre ici. Chaque jour, c’était un nouveau défi, il était impossible de se laisser aller. J’aurais du mal à l’admettre devant beaucoup de gens, mais je dois avouer que j’ai autant détesté qu’adoré Paris. Et quand tu hais quelque chose, et bien, tu apprends également. Ca m’a vraiment affecté, en tant que personne. Je me sens toujours connecté à la France, même quand je n’y suis pas. Des fois, quand je suis chez moi, je me dis : "c’était vraiment français de ma part, de réagir comme ça". J’en ai gardé quelque chose. Mais quand j’habitais ici, j’étais plutôt un observateur, je regardais, je cherchais à apprendre. Mais je restais en dehors.

Tu as tout de même gardé quelques relations ici.

Oui. Je donne un concert demain ici, mais je suis arrivé dès vendredi (NDLR : l'interview a eu lieu un lundi), pour avoir quelques jours à moi et rencontrer des gens et de vieux amis. Je suis toujours en relation avec mon ex, Claire, que l’on entend sur Secret House. J’espérais la voir ce week-end, mais elle était à Rome. Et puis tu sais, hier, je me suis juste promené dans mon ancien quartier, je suis allé visiter les endroits où j’avais l’habitude d’aller. Je suis allé au Cimetière Montparnasse, voir la tombe de Gainsbourg, lui dire bonjour. Je suis passé près de sa maison rue de Verneuil, et dans mes endroits préférés, de petits parcs. Je faisais beaucoup de balades, quand j’habitais ici.

Nous avons discuté un peu de ta connexion avec Anticon. C’était à la fin des années 90, et au début des années 2000. Que reste-t-il de cette scène rap indé aujourd’hui ? Existe-t-elle encore ?

Pour l’essentiel, je crois qu’elle n’existe plus. Pourtant, à certaines occasions, des choses me la rappellent, qui me disent qu’il en reste peut-être quelque chose. Par exemple, il y a deux ans, j’étais à Austin, au Texas, où j’ai donné deux concerts. L’un d’eux était pour Anticon, rien qu’avec des artistes Anticon. L’autre pour Strange Famous, le label de Sage Francis, avec plein de vieux rappeurs comme 2Mex. Et j’ai senti que l’esprit revenait. Le public était très enthousiaste. Ils se souvenaient des vieux albums, mais étaient intéressés par les choses plus récentes, également.

Il y a quelques années, j’ai sorti l’album de Bike for Three sur Anticon, et c’était intéressant de voir qui réagissait. Etonnamment, l’album a été très populaire auprès des gosses mexicains de Californie, qui était une grosse composante du public d’Anticon à l’origine. Ca a été une surprise très intéressante. J’ai discuté avec un ami à moi, qui est aussi un proche de 2Mex, et qui traine avec des types très gangsta. Et il me disait qu’il lui était arrivé de rouler à travers Los Angeles avec tous ces types durs et dangereux, avec l’album de Bike for Three à fond, dont ils connaissaient les paroles par cœur. J’ai trouvé ça incroyable. Ca m’a montré que, quelque part, le cœur continuait à battre.

Mais à part ça, cette scène est complètement en morceaux. Et je crois bien que j’ai été le premier à m’en séparer. Ce petit groupe commençait à avoir une identité, une philosophie, et j’avais toujours été seul, artistiquement, dans ma vie. Je voulais ne compter que sur moi-même. Quand j’ai vu que cette scène commençait à développer une forte identité, ça m’a fait un peu peur. C’était intéressant d’être avec ce groupe de gens, mais ils avaient des idéaux que je ne partageais pas tout à fait.

Je crois bien que c’est Groucho Marx qui avait dit "je ne voudrais pas être membre d’un club qui me compte parmi ses membres". Et c’est un peu ce que je ressentais : c’était mieux, pour moi, de faire mon truc. Je ne veux être jugé que pour ce que je fais. Et je voyais des gens qui me jugeaient à travers Anticon, au travers de de cette scène. Des gens disaient : "je n’aime pas, je ne veux même pas écouter". Je ne voulais pas les entendre dire : "je refuse d’écouter cet album à cause du label, ou à cause des gens qui y sont associés". J’ai me suis donc retiré délibérément dans l’ombre.

A propos des gens qui viennent à tes concerts, qui sont-ils ? Des gens dans la trentaine, ou des gens plus jeunes ?

Je pense qu’il y a beaucoup de vétérans, mais il y en a aussi de plus jeunes, ce qui me surprend. Ca va me faire passer pour un vieux con, mais je n'ai pas une haute opinion des plus jeunes. Je me dis qu’ils n’auront aucun intérêt pour ma musique. Mais des fois, dans les salles où il n’y a pas de limite d’âge, ça m’a agréablement surpris.

Je pense que j’ai affaire à un bon mix, ce qui est bien mieux que de n’avoir qu’une seule sorte de profil. J’aime quand c’est varié. Les temps ont changé, et Internet y est pour beaucoup, pour le meilleur et pour le pire. Internet, c’est la raison pour laquelle des jeunes s’intéressent à ce que je fais, à la scène d’où je viens. Des gens se disent "je déteste ce qui est populaire, allons donc voir des choses différentes". Certains ne font que passer, mais d’autres se disent "en fait, cela me parle vraiment". Et ils restent.

La seule chose qui soit restée identique, c’est que l’essentiel de mon public se trouve sur Internet. Des fois, je me dis que ça ne changera jamais, que c’est tout ce qu’il me restera (rires).

As-tu noté des différences significatives dans ton public, d’un pays à l’autre, par exemple quand tu compares Paris et les US ?

Pour l’essentiel, je dirais non, mais il y a quelques nuances subtiles. Quand je joue en Europe, je vois des gens un peu plus vieux. Et quand je suis en Californie, ou plus généralement au Sud-Ouest des Etats-Unis, mon public est fait principalement de gamins latinos, des hispaniques. A Chicago aussi, peut-être.

Ca a beaucoup évolué. Quand j’étais jeune, au tout début, c’était totalement masculin. Que des mecs. Même à l’époque d’Anticon. Mais maintenant, c’est un meilleur mix d’hommes et de femmes. Les bonnes soirées, c’est même moitié moitié, ce que je trouve très bien. Et plus c’est varié en âge, mieux c’est.

J’ai un gros public en France, un autre en Australie, et au Royaume-Uni également. Mais le public le plus divers, c’est au Canada. Ma théorie, c’est que c’est à cause de la CBC, le grand média public. Ils m’ont beaucoup aidé.

C’est un peu comme la BBC en Grande-Bretagne.

Oui. A la base, la CBC, c’est la BBC canadienne.

Des détails sur tes prochains projets ?

En ce moment, je travaille sur des tas de choses, comme toujours. Il y a deux semaines, j’ai envoyé un email à mon amie Joëlle de Bike for Three, à Bruxelles. Je lui ai dit que je pensais que le temps était venu. Elle m’a dit qu’elle voulait faire un nouvel album, mais qu’elle en avait peur. Ca l’effraie.

Pourquoi ?

Je pense qu’on s’est tous les deux beaucoup exposés avec notre album, plus que jamais auparavant. Cet album était extrêmement personnel, et douloureux à faire. Nous en sommes contents, c’était un très bel album, mais nous savons que ce sera une nouvelle fois douloureux. Il faut du courage pour se faire du mal.

J’ai aussi commencé à rassembler des idées pour Dirtbike 4. Et avec 20 Odd Years, à l’origine, l’intention était de sortir 5 EPs sur vinyle, et on a arrêté après 3. Je suis le genre de personne qui a toujours besoin de terminer ses projets, j’ai donc parlé récemment à mon manager et je lui ai dit : “faisons en 5 dans cette série, j’ai vraiment besoin de la terminer”. C’est probablement la prochaine étape, les chansons son finies, elles sont prêtes à sortir, nous le ferons dans les deux prochains mois, très vite.

Il y a aussi quelques autres projets, des collaborations avec des artistes. Il y a quelque chose avec un DJ de Londres, qui a contribué à Dirtbike et à 20 Odd Years. Il a assuré la partie turntablism. Nous travaillons sur tout un projet, à présent, et ce sera le sien. Je pense que c’est tout près d’être fini. J’imagine qu’il le sortira cette année.

Je travaille aussi sur une musique de film. Il y a à peu près un mois, j’ai reçu le message d’un réalisateur, qui veut certains de mes morceaux pour l’un de ses films. Je l’ai rencontré la semaine dernière à Toronto. Il travaille pour Hollywood. Ca pourrait être une grosse affaire.

Il y a quelques années déjà, j’ai travaillé avec un réalisateur français, Damien Odoul. J’ai signé la musique de son film, L’histoire de Richard O. Il prépare maintenant son prochain film, et la musique sera à nouveau de moi. Nous avons aussi fait le clip de "Paper Airplane", ici même à Paris, avec l’actrice Roxane Mesquida.

Des tas de choses sont en préparation, plein de musique, mais les prochains seront les derniers EPs de 20 Odd Years, et probablement le nouveau Dirtbike.

Disponible en ligne uniquement ?

Oui, je pense que je vais faire comme pour les précédents.

Aucune sortie en CD n’est prévue ?

Non, je suis certain que cela n’arrivera jamais. Mais la série continuera, je suis sûr qu’il finira par y avoir un Dirtbike 5. Il y a une philosophie spécifique derrière tous ces albums Dirtbike. C’est un peu comme la série Language Art que j’ai faite dans les années 90. Ca en est la continuation.

Oui, mais tu as fini par sortir les albums Language Art.

Oui, en effet (rires). La différence, c’est qu’avec Dirtbike, je cherche juste à être heureux. Je ne veux pas me sentir mal, d’aucune façon. Je ne veux aucun échec. C’est plus confortable de travailler ainsi. Même si ça veut dire que ça ne rapporte rien. Même si ça veut dire pas d’argent, j’ai vraiment besoin de travailler ainsi. C’est fou, mais quand on enlève tout ce qui est lié à l’argent, on se sent mieux. Ce n’est pas possible de le faire tout le temps, mais si tu arrives à enlever l’argent d'une partie de ta vie, c’est vraiment bien.