Il y a longtemps, au début de la décennie 90, je pensais que Bob Dylan était mort. Le chanteur semblait alors un vestige des années 60, l'idole d'un temps révolu. On ne le voyait plus que dans des rétrospectives en l'honneur de cette époque, dans des images en noir et blanc, chanter de sa voix nasillarde ces cantiques folk qui semblaient s'être déversés d'un coup des Appalaches aux rues de New-York. Il paraissait impossible que cet homme ait survécu à la fin hippy et colorée de ces années-là, qu'il ait eu un avenir à l'ère de cette guitare électrique qu'il avait lui-même fini par légitimer.

BOB DYLAN - Blood On The Tracks

Trente années, quelques albums notables, Internet et un prix Nobel de littérature plus tard, Robert Zimmerman est toujours bien vivant, et plus grand monde n'en doute. Et comme c'est très jeune qu'il a révolutionné la musique, il n'a même "que" 82 ans. Par ailleurs, ses heures de gloire dépassent de loin l'ère bénie de The Freewheelin' Bob Dylan et de Bringing It All Back Home. Le commentaire récurrent, quand il est question du Blood On The Tracks qu'il sort dix années après, c'est que si le chanteur a enregistré des albums plus influents que celui-là, il en a rarement proposé de meilleurs. Avec son succès, commercial avant d'être critique, ce disque prouve en 1975 qu'il compte encore énormément.

La raison pour laquelle cet album marque, c'est qu'il est dépouillé. C'est qu'il est dépourvu des atours musicaux qui le ramèneraient trop brutalement à son époque. Avec lui, Bob Dylan renoue avec son label d'origine, Columbia. Il revient au Studio A, celui de ses premiers enregistrements. Il évoque ses travaux passés, comme cette référence à "Just Like A Woman" qu'est "You’re A Big Girl Now". Et hormis quelques passages électriques, comme sur le très bon blues de "Meet Me In The Morning", il se remet à une guitare sèche augmentée de notes d'orgue et d'harmonica. Dévoilées bien plus tard sur la réédition More Blood More Tracks, les premières moutures de certains titres ont même été encore plus sobres et plus proches des débuts du chanteur, David Zimmerman ayant convaincu son frère de retravailler un peu cela, pour se garantir un minimum de succès public.

Si cet album est universel, c'est aussi parce qu'il aborde le plus éternel des thèmes : la rupture sentimentale, le chagrin d'amour. Exceptée la longue histoire de bandits contée sur l'air country de "Lily, Rosemary And The Jack Of Hearts", tous les morceaux parlent d'amours, de rencontres, de difficultés relationnelles. Bob Dylan nie fortement que cet album soit biographique, mais à l'époque, après une aventure avec Ellen Bernstein, une employée de Columbia, son mariage avec Sara Lownds a du plomb dans l'aile. Et ces déboires sentimentaux ont forcément imprégné ses chansons.

"Simple Twist Of Fate" et "You’re Gonna Make Me Lonesome When You Go" semblent parler d'aventures fugaces, sans doute extra-maritales, quand d'autres évoquent des relations plus longues et des séparations douloureuses, tel "If You See Her, Say Hello". Et quand Bob parle de rencontrer une femme mariée sur le génial "Tangled Up In Blue", quand il évoque une rupture sur "You’re A Big Girl Now", ou un bonheur perdu sur " Shelter From The Storm", cela ressemble à son histoire avec Sara. Jakob Dylan, d'ailleurs, a confirmé avoir entendu ici les disputes entre ses parents.

Mais qu'importe sa vraie source. La charge émotionnelle est là sur Blood On The Tracks. Avec le talent d'écriture de Dylan, avec ses histoires banales racontées de manière parfois ésotérique, elle transporte la plupart des chansons, comme cet "Idiot Wind" intense, où s'exprime toute la bile, l'amertume et le mépris de Dylan envers ses contempteurs, envers l'être autrefois aimé et, in fine, envers sa propre personne.

Sobriété, universalité, vidage de sac de celui qui, au bout du compte, ne parle que de lui-même et de son expérience intime. C'est tout cela qui fait de Blood On The Tracks un chef-d'œuvre sans âge. C'est pour de tels disques qu'on peut rappeler que Bob Dylan n'est pas des années 60, et qu'il n'est pas non plus de la décennie 70. Qu'il est intemporel.

Acheter cet album