Dans l'après-guerre, est apparue une nouvelle génération appelée la jeunesse, une nouvelle catégorie dont la spécificité est d'avoir voulu repousser l'entrée dans l'âge adulte et dont l'attribut le plus tapageur a été le rock'n'roll. Cette musique, en effet, n'a souvent eu pour but que de prolonger l'enfance à travers l'effacement de toutes les règles, l'autorisation de toutes les jouissances, et parfois, le refus des réalités. Elle a été, il faut bien le dire, le propre de morveux bruyants, égocentriques et suffisants, qui cachaient malhabilement leurs instincts hédonistes et leurs envies de désordre derrière un vieux prétexte bien commode : l'insurrection, la révolution.

THE KINKS - Are The Village Green Preservation Society

A la fin des années 60, celle-ci est à l'ordre du jour, dans la rue, dans la société, et bien entendu dans le rock. Mais pas tout le temps, et pas chez tout le monde. Les Beatles parlent de révolution, mais en même temps, ils pleurent une époque révolue, celle d'un amour insouciant ("Yesterday"), celle d'une rue où ils ont passé leur enfance ("Penny Lane").

Tout autant que l'envie d'insurrection, la nostalgie inonde et imprègne la musique anglaise de l'époque. La nostalgie pour une Angleterre révolue et idéalisée, celle d'avant les bombes allemandes, celle de l'Empire, celle, pastorale, d'avant la Révolution industrielle. Ce sentiment se retrouve ailleurs, jusque chez Tolkien, dont l'œuvre publiée dix ans plus tôt commence à enflammer les campus anglo-saxons.

Mais dans le rock, aucune chanson n'illustre mieux ce sentiment que "Village Green". Enregistrée dès 1966, accompagnée par des instruments orchestraux (clavecin, hautbois, violoncelle, alto, etc.) qui fleurent bon les temps anciens, cette très jolie mélodie pleure la disparition d'une vie de village fantasmée, dans la campagne de la verte Angleterre. Après les tubes proto-hard rock du début, les Kinks sont alors bannis des scènes américaines, et ils se replient sur l'identité britannique, que Ray Davies estime menacée par les influences venues d'Outre-Atlantique et du continent.

Conçu à l'origine pour Something Else By The Kinks, "Village Green" se décline deux ans plus tard sur un tout autre disque, envisagé un temps comme une œuvre solo pour le chanteur du groupe anglais, et consacré tout entier à explorer ce thème de la nostalgie. The Village Green Preservation Society est alors l'un des premiers albums-concepts du rock, et à ce jour, il demeure l'un des plus aboutis, ainsi, avec quelques autres signés par Love, The Left Banke ou les Zombies, qu'un classique de la pop baroque des années 60.

Le fantôme d'une Angleterre rurale est invoqué ailleurs que sur "Village Green". Sur "Last of the Steam-Powered Trains", par exemple, Ray Davies se compare aux bons vieux trains à vapeur de l'époque victorienne. "Animal Farm" ne se réfère pas tant à George Orwell, qu'à une vie rêvée à la ferme, loin des vicissitudes du monde moderne, au beau milieu des bêbêtes. Sur "Sitting By The Riverside", le chanteur parle du bonheur simple de se tenir au bord de la rivière, en compagnie de l'être aimé. En contrepoint, "Starstruck" parle d'une fille victime des lumières de la vie moderne, et "Phenomenal Cat" semble railler les pérégrinations des hippies.

Certaines chansons ne parlent pas de ce monde rural fantasmé, mais on n'est jamais loin. Il y a des titres qui, contre l'anonymat des villes, décrivent les personnes hautes en couleur qui pourraient habiter le village vert : le rebelle Johnny Thunder, la prostituée Monica, une sorcière sur ce "Wicked Annabella" chanté par Dave Davies. Aussi, la fantaisie de certains textes, "Phenomenal Cat" par exemple, rappelle la littérature anglaise du siècle antérieur, celle de Lewis Carroll.

Et côté musique, on entend du vieux music-hall, du blues et même du calypso, des genres pas toujours très britanniques, mais qui ont en partage une coloration désuète et démodée.

The Village Green Preservation Society, toutefois, n'a rien d'un disque nostalgique béat. Ray Davies vénère une Angleterre heureuse qui, en réalité, tout comme la France de carte postale fantasmée aujourd'hui par le Z, n'a jamais existé, et plusieurs titres montent qu'il le sait parfaitement. "Picture Book" et "People Take Pictures Of Each Other", par exemple, à propos de cette manie de prendre des photos dans le seul but de se prouver qu'on a traversé une existence valable, des morceaux qui n'ont rien perdu de leur pertinence à l'heure où les gens mettent en scène leur fausse vie parfaite sur Instagram. Ou encore le génial Do You Remember Walter?, concernant un ami d'enfance idéalisé par les souvenirs que Ray Davies devine décevant dans la vraie vie.

Le chanteur se lamente à propos d'un passé disparu, mais en même temps, il se moque de ceux qui en font autant, et donc un peu, sans doute, de lui-même. Tout cela est chanté le sourire en coin, dès le morceau-manifeste d'introduction "The Village Green Preservation Society", où il parle de défendre Fu Manchu, Donald Duck et la virginité. L'autodérision est évidente sur "All Of My Friends Were There", à propos d'une situation embarrassante qui n'a existé que dans sa tête. L'ironie est patente sur "Big Sky", un titre un peu hors-sujet à propos de ce dieu tout-puissant qui, selon toute vraisemblance, n'a pas grand-chose à faire des êtres humains.

Caustique mais tendre, vachard mais compatissant, Ray Davies donne la pleine mesure de ses talents de parolier et d'observateur social. C'est subtil, dans les thèmes, dans les textes, dans une musique superbement mélodique, gorgée de "ba ba ba" et de "la la la", et qui n'a plus rien de bourrin. Pour cette raison, l'album n'a d'abord pas connu le succès. S'il s'est bien rattrapé depuis, fort d'une influence immense sur la pop indé et anglaise des décennies futures, s'il est même aujourd'hui l'album le mieux vendu des Kinks dans son pays, et qu'il a été réédité plusieurs fois dans des versions très riches, on est loin du compte à l'époque de sa sortie.

Ce disque est tout d'abord un four, tant il s'éloigne des velléités révolutionnaires de la pop music de l'époque. Et pourtant, il est motivé par le même sentiment : la peur de sortir de l'enfance. Mais chez les Kinks, cette enfance est dépeinte avec les couleurs vertes de la campagne anglaise, plutôt que comme une rébellion permanente. Chez ce groupe-là, plus résigné que les autres, plus fataliste, plus réaliste et plus mélancolique, on sait qu'il faudra bien la laisser filer un jour, cette époque révolue qu'on imagine avoir été heureuse.

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