Quand New Skin For The Old Ceremony sort en 1974, tout le monde ne le reconnait pas encore pour ce qu'il est : un nouveau chef d'œuvre de Leonard Cohen. Ce quatrième album (ou cinquième, si on compte le live sorti un an plus tôt) ne ressemble plus à la trilogie des Songs..., avec laquelle le poète canadien s'est mué en immense chanteur folk. Elle prend les habitués à contrepied, qui le trouvent surproduit.

LEONARD COHEN - New Skin For The Old Ceremony

Et pour cause. A la musique austère des débuts, se substitue un disque très orchestré. John Lissauer, un tout jeune producteur issu du jazz, n'est alors pas très fan des chansons tristes de Cohen. Mais à son invitation, il habille ses compositions de multiples instruments dignes d'un music-hall.

En ce qui concerne le fond, peu de changement. Les textes sont toujours ceux du poète, tout à la fois simples, recherchés et érudits, comme avec ce "Who By Fire" inspiré d'une prière juive, ou bien "Leaving Green Sleeves", la réinvention d'une chanson du folklore anglais vieille de plusieurs siècles. Les paroles sont toujours très intelligibles, et néanmoins riches en double-sens, comme avec le single issu de l'album, "Lover Lover Lover", un appel à l'amour qui s'adresse tout autant à des amants, qu'aux belligérants de la Guerre du Kippour, à laquelle le chanteur a été exposé un an plus tôt.

Le Canadien est toujours cet homme pessimiste et dépressif, sans grande illusion sur la nature humaine. Son sujet est celui annoncé par les deux anges nus entrelacés de la pochette (une illustration issue d'un vieux traité d'alchimie) : il nous parle de relations amoureuses. Des relations compliquées, d'après le titre martial et les métaphores guerrières de certaines chansons ("Field Commander Cohen", "There Is A War"). Des relations d'amours non réciproques, condamnées à l'échec ("I Tried To Leave You", "Take This Longing", "Leaving Green Sleeves"). Ou des relations sans lendemain, comme avec "Chelsea Hotel #2", à propos d'un bref rapport sexuel survenu dans l'hôtel fétiche des artistes à Manhattan, avec une partenaire qui s'avèrera avoir été Janis Joplin.

Mais la vieille cérémonie du chanteur se pare bel et bien d'une nouvelle peau. La musique devient plus sophistiquée. La plupart des chansons demeurent dépouillées, telles que la magnifique "Who By Fire", reprise il y a quelques années par son compatriote Buck 65 (entre autres). Sur "Chelsea Hotel No. 2", "Field Commander Cohen", "Why Don't You Try", "I Tried To Leave You" et "Take This Longing", Cohen est encore un poète à guitare sèche. Mais on entend aussi des cuivres, des violons, du banjo, du piano, de la mandoline et même un clavecin sur le somptueux "Leaving Green Sleeves", le tout parfois agrémenté de jolie voix féminines.

L'interprétation de Leonard Cohen accompagne cette évolution. Au lieu de son ton grave habituel, tout en retenue, il chante presque pour de bon. Il est expressif comme jamais il ne l'a encore été. Dès le premier morceau, "Is This What You Wanted", le dégoût de soi et la rancœur envers l'être autrefois aimé s'entendent distinctement dans sa voix fielleuse. Il crie même, à la fin sublime et déchirante de "Leaving Green Sleeves", celle aussi d'un album qu'il termine en apothéose, avec la plus belle et la plus triste chanson du monde.

C'est cette interprétation, tout autant que la production, qui interloque la critique d'alors. Elle n'est pas prête. Elle se plaint de la douleur et des difficultés avec lesquelles Leonard Cohen crache ces derniers mots, elle y voit une faiblesse, une limite. Alors que bien au contraire, jamais le Canadien n'a été aussi viscéral, jamais sa musique n'a été aussi passionnée.

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