Inattendue, cette collaboration sortie sur le tard par deux vétérans du hip-hop, deux hommes qui s'étaient quelque peu dispersés ces dernières années. Côté Black Thought, en effet, l'aventure The Roots semble en pause depuis 2014. Il s'est surtout exprimé sur la série des Stream Of Thoughts, trois projets annexes destinés avant tout à laisser libre court à son agilité verbale. Quant à Danger Mouse, on l'a vu fricoter plus souvent avec des artistes pop et indie rock, qu'avec des rappeurs, et il n'a rien sorti de vraiment significatif ou de marquant en termes de long-format dans les années 2010.

DANGER MOUSE & BLACK THOUGHT - Cheat Codes

Etonnant, donc, cet album apparu il y a désormais un an, mais pas tant que cela en vérité. Car les deux hommes ont beaucoup en commun, à commencer par une vision large de la musique. Ils aiment déborder sur d'autres domaines que le hip-hop, comme les Roots l'ont montré avec leurs escapades jazz puis rock, et comme le producteur l'a prouvé dès le début, quand il s'est fait connaitre en mêlant le Black Album de Jay-Z au White Album des Beatles. Par ailleurs, Black Thought a d'abord été une idole pour Danger Mouse. Et depuis 2006, cette collaboration était dans les tuyaux.

Cependant, on ne savait pas à quoi s'attendre. Car si le producteur est un habitué des duos, avec lui, ça passe ou ça casse. Gnarls Barkley a été un succès, au-delà même de l'incroyable tube "Crazy". Mais même si Danger Doom a ses fans (comme pour Madlib et J Dilla, le moindre pet de MF Doom en a...), ce n'est en réalité pas le projet le plus mémorable du regretté rappeur. Le style de Danger Mouse, fait de mélodies rétro à la façon de son vieil ami J-Zone (ici à la batterie, sur "Identical Deaths"), a convenu aux aventures d'un Cee-Lo devenu chanteur soul. Mais avec un pur rappeur comme MF Doom, c'était trop. La belle était surmaquillée.

Black Thought est lui aussi un pur rappeur, il est plus MF Doom que Cee-Lo. Le même destin aurait donc pu l'attendre. Après tout, c'est dans le cadre organique des Roots qu'il s'est épanoui, plutôt que dans la sampladélia prisée par Danger Mouse. Pourtant, les sons de celui-ci lui vont bien.

Ils conviennent à ce rap parfois aride et monotone, à ces vignettes "lyricales" organisées par association d'idées, à la manière d'un freestyle, dans la foulée des Stream Of Thoughts, mais où l'on trouve des bribes de discours social et politique, comme quand le rappeur, qui déclare sur "Belize" être un produit des Last Poets et des Watts Prophets, fait sur "Sometimes" le procès de l'eurocentrisme, quand il évoque la damnation des Afro-américains sur "The Darkest Part" et quand, avec Joey Badass et Russ, il décrit avec noirceur les malheurs de leur communauté. Le travail du producteur va d'autant mieux au style de Black Thought qu'il n'en fait pas trop, qu'il renoue avec la sobriété du bon vieux boom bap.

Cet album, surtout, a le mérite d'emmener les routards du rap en terrain familier, celui de la jeunesse des deux instigateurs. Avec ses boucles, ses mélodies simples et son rap de jongleur des mots adepte d'un vocabulaire savant ("phlébotomiste", "kinésiologie", "amibe", "obstétricien", ce genre de choses), il nous renvoie au hip-hop des années 90 (la présence du revivaliste Joey Badass ne trompe pas, pas plus que celle de Conway, de Raekwon, ou celle, posthume, de MF Doom), voire vers des choses plus anciennes, avec les samples nostalgiques soul, funk et vieux rock dénichés par le producteur dans des vieux disques des décennies 60 et 70.

Si l'on doit caractériser la musique de Danger Mouse, on dira qu'elle est jolie. C'est souvent sa limite, mais dans ses meilleurs moments, ça peut être une force. Et sur Cheat Codes, pour l'essentiel, on va dans cette direction, la bonne.

La musique du single "No Gold Teeth" se montre inoffensive, et "Strangers", avec A$AP Rocky et Run The Jewels, ressemble à une chute de studio de ces derniers. Néanmoins, il y a des moments presque aussi irrésistibles que "Crazy", sur Cheat Codes. Le susnommé "The Darkest Part" est l'un d'eux, avec la jolie voix de Kid Sister en refrain, de même que le très bon "Belize", la collaboration posthume avec MF Doom, les cordes somptueuses du finale "Violas and Lupitas", et le très philosophique "Aquamarine", la gemme de cet album globalement réussi par ces deux vétérans du hip-hop.

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