Sole a toujours voulu être El-P, l'autre grand rappeur roux de l'underground américain. Et il y est parvenu. Au bout du compte son label, Anticon, nous aura souvent offert des choses plus concluantes que Def Jux. Alors que ce dernier est apparu au terme de la première phase du hip-hop indé new-yorkais, qu'il a été un refuge pour ses vieilles gloires, celui qui s'est établi sur la Côte Ouest en a lancé la seconde vague avec ses rappeurs blancs arty et expérimentaux. El-P a beau avoir joliment étrillé Sole sur son acrimonieux diss track "Linda Tripp", le point est allé à Tim Holland, et non à Jaime Meline. En ce qui concerne leurs carrières de rappeur, cependant, c'est tout l'inverse. Tous deux ont certaines limites au micro, mais celles de Sole sont pires.

SOLE - Live From Rome

Annoncé bruyamment dans l'underground, en plein cœur de l'époque où Anticon fait sensation, en cette année 2000 qui marque l'apogée du rap de nerds et de science-fiction, le premier solo de Sole, Bottle of Human, est un pétard mouillé. Cet album du fondateur du label dévoile tout son dilemme, voire celui du hip-hop de blancs en général : il regorge de productions inspirées, mais aux raps, à quelques exceptions près, ça ne suit pas toujours. Sole s'époumonne comme un beau diable là-dessus, avec une voix essoufflée et sans charisme de vieil ours poilu et asthmatique. Plusieurs beats sont somptueux, mais les raps sont pénibles. Ils sont aussi hideux que la pochette, avec ses teintes orangées et ses gribouillis de fantômes.

Mais cinq années plus tard, cet autre album est plus équilibré. Certes, on y retrouve des constantes, à commencer par l'engagement politique bavard de ce socialiste avéré et de cet athée convaincu. Même si Sole a vécu en Europe dans ces années-là, Live from Rome n'a été enregistré ni en live, ni à Rome. Bien au contraire : Rome c'est en fait l'Amérique, c'est la grande cité décadente que certains autres auraient préféré nommer Babylone. Son album, c'est un reportage en direct de là-bas, de son pays. Et il a beaucoup de rancœur envers la mère-patrie.

Sole est en colère, avec l'engagement premier degré digne d'un rappeur français (de l'époque). Il entame l'album en prétendant que sa musique est du divertissement bon marché, mais bien sûr, c'est pour mieux démontrer tout le contraire. Tel un Keny Arkana masculin et américain, Sole s'en prend sur "Dumb This Down" aux puissants qui tirent les ficelles (les riches, le gouvernement) et qui nous maintiennent dans la crasse. Il s'en prend vertement au capitalisme sur "Banks of Marble", à son héraut Adam Smith, à ses agents le FMI et la Banque Mondiale. Il est tiersmondiste sur "Theme". Il nous promet un futur dystopique sur "Predictions", pour mieux nous exhorter à la rébellion. Tel un prophète de malheur, il admoneste, il vitupère.

Mais Sole sait qui il est. Il se présente en ayatollah impie sur le lourdingue "Atheist Jihad", ou en démagogue new age sur "Manifesto 282". Sur "Sin Carne", il admet qu'on peut se lasser de ses déblatérerations sur le gouvernement ou sur l'ignorance, la marginalisation et l'aliénation du peuple ("If you didn't get sick of hearing me talk shit about the government and people ignorance, marginalization, aliénation…"). Aussi cherche-t-il des parades sur Live from Rome. Cet album corrige le violent contraste entre beats et rap dont ont souffert les précédents.

Assurés par la bande habituelle (Odd Nosdam surtout, mais aussi Alias, Controller 7, Telephone Jim Jesus, et même le Français Tepr), les beats ont gardé leurs atours bizarres, les compositions sont toujours tarabiscotées, elles lorgnent souvent vers l'indie rock et la musique électronique. Cependant, elles sont moins éclatantes. On se perd parfois parmi ces crescendos, ces changements de ton et cette succession de mouvements, on s'égare un peu dans les méandres de ce gloubi-boulga sonore où Anticon aura fini par s'enfoncer, avec le temps. La mélasse du titre "Manifesto 282" en est un parfait exemple. Mais en contraste, Sole rappe mieux, si bien que cet album est souvent cité comme son meilleur par les fans de hip-hop purs et durs. Certains titres, aussi, sont moins bavards et (relativement) plus simples comme "Sin Carne", voire plus rythmés, comme cet "A Typical" qui sample le "Jungle Jazz" de Kool & the Gang.

On respire donc un peu, pour une fois, dans l'univers toujours très étouffant du fondateur d'Anticon, sur cet album acceptable sorti par un homme furieux, possédé et qui, sans jamais avoir vraiment sorti de chef d'œuvre, aura joué son petit rôle dans la grande histoire du rap.

Acheter cet album