Sako, c'est Rodolphe Gagetta, alias la moitié de Chiens de Paille, le très respecté duo de rap cannois qui est apparu dans l'entourage de IAM à la grande époque du groupe de Marseille. A ce titre, l'intéressé a été un témoin privilégié de l'aventure du rap français, comme le raconte cette autobiographie publiée en 2016, Quoi qu'il arrive. Celle-ci, avant tout, est une jolie histoire personnelle, doublée qu'une déclaration d'amour au rap. Elle relate le parcours extraordinaire d'un garçon ordinaire, celui d'un jeune bagagiste de Cannes issu de l'immigration italienne, sans diplôme ni ressources, mais que la pratique du rap aura permis de devenir quelqu'un.
On croise dans ce livre les parents et les grands-parents de Sako. On y côtoie ses amis, son épouse et ses filles. Il nous parle de ses rencontres, de ses convictions, de ses sentiments. Il illustre le tout de photos de famille et de quelques autres, où il pose avec des stars françaises ou américaines. Il cite ses propres textes, ses propres raps, et il les met en regard avec les principaux épisodes de son existence. Il couche ses souvenirs sur le papier, tels quels, tels qu'ils se bousculent dans sa tête, se trompant parfois dans les noms (Kool Herc est confondu avec Grand Wizard Theodore, un album de Digable Planets est rebaptisé d'après leur morceau "Rebirth of Slick"), les origines (Three 6 Mafia est présenté comme un groupe texan) ou les dates de sortie des disques. C'est un livre intime, une plongée dans l'univers propre à Rodolphe Gagetta, mais c'est aussi, indirectement, une histoire du rap français vécue de l'intérieur.
La vie de Sako, en effet, suit de près l'évolution du hip-hop français. On voit à travers lui l'évolution inexorable de cette culture d'abord si méprisée qu'elle renforçait chez ses praticiens un sentiment d'infériorité (à plusieurs reprises, y compris devant sa future femme, l'auteur hésite à révéler sa qualité de rappeur), puis enfin triomphante. On sent Sako pris en tenaille entre la nostalgie d'un rap sincère, artisanal et authentique dans les années 90, et la fierté du parcours accompli par ce genre désormais institué, professionnalisé et commercialement juteux. Cette fierté se confond avec la sienne, celle du bagagiste dont le hobby est devenu un métier qui lui a permis d'être un proche d'Akhénaton, de rencontrer RZA, Nas, Zinédine Zidane, et de se reconvertir en parolier dans le monde autrefois hors-de-portée de la variété française.
Tout aussi indirectement, on comprend à travers Sako quels ingrédients sont nécessaires pour réussir dans le rap. Du talent, bien sûr, celui pour l'écriture. De la passion et du travail aussi, avant toute chose : à plusieurs reprises, le rappeur nous parle de sa persévérance. Et puis enfin une pincée de hasard, des rencontres fortuites qu'il faut savoir faire fructifier à grand renfort d'audace, comme celle avec Akhénaton, par exemple, dont Sako raconte les aléas et les surprises avec beaucoup d'allant, dans ce qui est le passage le plus passionnant du livre.
Il existe un autre ingrédient, dans la recette du succès. Celui-ci, Sako ne l'aborde explicitement qu'une fois, quand il parle du moment où il a introduit sa future femme dans son milieu :
Elle comprenait qu'étant dans ce qui semblait être ma sphère professionnelle, j'entretenais mon réseau comme tout le monde pouvait le faire en de pareilles occasions dans son secteur d'activité (p. 266).
Cette autre condition au succès, donc, c'est le réseau. Son entrée dans le monde du rap, Sako l'obtient quand il devient le protégé d'Akhénaton. Et il ne cesse ensuite de nouer de nouveaux liens, jusqu'à obtenir une place dans l'univers de la variété française. Ces relations, il les entretient encore aujourd'hui : dans son livre, en effet, il ne cesse de dire du bien de tous les gens qu'il a rencontrés. Si on le croit, tous sont charmants, tous sont bien intentionnés, tous gagnent à être connus, les rappeurs, mais aussi Zinédine Zidane, voire les chanteurs de variété, même ceux dont on sait par d'autres sources qu'ils ne sont pas toujours des gentlemen.
Sako prend soin de ménager ses connaissances et son milieu. S'il confesse sa nostalgie pour le rap "lyrical" d'autrefois, il ne condamne pas les élans nihiliste de la nouvelle génération. Il rend grâce au rap de lui avoir offert une existence inespérée. Et ce faisant, il entretient la fiction d'un hip-hop progressiste qui s'élèverait contre un monde qui ne l'est pas. Ce livre qui aurait pu s'intituler Le hip-hop m'a sauvé, c'est parfois Disney au pays du rap. Il déborde de bons sentiments et de morale consensuelle (si tu travailles tu réussiras, etc.) ? Car Sako qu'on se le dise, c'est ce qui le rend attachant, c'est aussi peut-être ce qui lui vaut son statut, est un gentil.