DAMN. n'aura donc été qu'une parenthèse. Après avoir délivré cet album plus dépouillé que les autres (toutes proportions gardées), Kendrick Lamar nous est revenu avec une nouvelle pièce-montée. Il s'est écoulé mille huit cent cinquante-cinq jours entre ces deux œuvres, le petit prince de Compton nous rappelle-t-il. Il a donc eu tout le temps nécessaire pour agencer ce nouveau blockbuster. Il a eu tout le loisir pour préparer cette nouvelle sortie avec trop d'invités, produite par trop de gens différents, abordant trop de thèmes et qui s'avère au bout du compte bien difficile à digérer. La preuve, il nous aura fallu nous-même deux cent dix-neuf jours pour parvenir enfin à en dire quelque chose.
Et encore, même après tout ce temps, nous ne savons toujours pas quoi en penser. Ou plutôt si, nous le savons. Nous le savions avant même sa sortie, d'expérience. Nous savions, tout d'abord, qu'on retrouverait sur ce Mr. Morale & The Big Steppers tout ce qui nous permet d'apprécier Kendrick, tout ce qui fait qu'il n'en est pas devenu par hasard le rappeur le plus révéré et le plus commenté de notre temps.
Il est encore ce surdoué capable de changer son flow au grès du propos, par exemple sur le refrain de ce single, "N95", où on jurerait entendre Young Thug, ou sur "Purple Hearts", quand il passe au chant. Il est parfois même hanté, possédé, notamment sur la première partie de cette œuvre qui est en fait un double-album, avec de jolies pièces telles que "Die Hard", et des moments intenses comme "Father Time".
Mais nous savions aussi que nous retrouverions, sur Mr. Morale & The Big Steppers tout ce qui est irritant chez lui. A commencer par cet entremêlement foutraque de sons et d'influences dénué de cohésion, accentué par ces changements constants de tempo que Kendrick Lamar, en bon virtuose, se complait à opérer. Le ton est donné dès l'introductif "United in Grief", où se percutent de manière imprévisible des rythmes endiablés, des cordes symphoniques, un piano posé et des observations enchainées à toute allure par le rappeur. C'est bavard et chaotique. Néanmoins, ça fonctionne, souvent. Néanmoins, c'est bavard et chaotique.
Par la pluralité des sons, mais aussi par son contenu et par l'ampleur des thèmes abordés (nous y reviendrons dans un instant), Mr. Morale & The Big Steppers est un album de la démesure. Par sa durée, aussi. 73 minutes, vraiment ? Était-ce bien nécessaire, à l'heure où le format CD est mort et ne contraint plus à de telles longueurs ? A cette ère du streaming où les albums retrouvent une longueur chrétienne ?
Des gens se plaignent de la mégalomanie délirante de Kanye West, alors pourquoi n'en font-ils pas autant avec Kendrick Lamar ? Ne se prend-il pas pour Jésus lui aussi, avec la couronne d'épines sur la tête qu'il arbore sur la pochette ?
La réponse, cependant, on la connaît : parce que, pendant que l'un fait le pitre avec Donald Trump et qu'il raconte des conneries sur Hitler avec une cagoule intégrale sur la tête, l'autre fait très attention à ce qu'il dit. Les textes sont conjugués à la première personne, ils sont eux aussi ceux d'un homme qui parle à son miroir, mais ils ne sont pas exempts d'autocritique. Et son propos, de plus, correspond de près à l'agenda politico-social de l'Amérique contemporaine.
La posture, les positions, son statut dans l'histoire du rap, des Noirs et de l'Amérique, c'est ce qui passionne d'abord chez Kendrick Lamar. C'est ce dont il est question avant tout avec ce personnage. C'est ce qui fait couler tant d'encre et de salive, bien plus que pour tout autre rappeur. Lisez donc les articles et les critiques qui lui sont consacrés, et vous verrez que très peu parlent de musique. Ce sont au contraire des commentaires de texte, de longues réflexions sur la place de Jésus Kendrick dans le monde d'aujourd'hui.
Chaque opus de Kendrick Lamar a un thème. Chacun est, plus ou moins, un album-concept. Et celui-ci ne fait pas exception. Il est celui de la psychothérapie pour ce garçon désormais trentenaire. Après avoir été en quelque sorte le porte-voix des Afro-Américains sur To Pimp A Butterfly, le rappeur se recentre sur sa cellule familiale, comme le montre cette pochette où il pose avec sa femme et ses gosses. Kendrick parle de sa relation avec son père sur "Father Time", de celle avec sa mère sur "Mother I Sober" et, sur ce dernier tout comme sur "Worldwide Steppers" de cette addiction au sexe qui fait de lui un époux infidèle. Et quand il laisse Baby Keem s'exprimer à son tour sur les siens, c'est toujours du même clan dont il est question, puisqu'il est son cousin.
Ces confessions intimes lui permettent cependant de parler de beaucoup, beaucoup, de sujets d'actualité brûlants.
La COVID ? Il en est question sur "N95", où il critique sa gestion par le gouvernement, sur "Count Me Out", puis sur "Savior", où il s'autorise une petite pique contre les anti-vax. La condition des Afro-Américains ? Elle figure toujours en arrière-plan de ses considérations familiales, notamment sur "Mother I Sober", quand le viol subi autrefois par sa mère l'amène à commenter la soumission sexuelle imposée aux femmes noires depuis le temps de l'esclavage. Les relations interraciales ? Elles sont abordées sur "Wolrdwide Steppers", quand le rappeur s'interroge sur ses coucheries avec des femmes blanches. La maltraitance infantile ? Il l'évoque quand il parle de ses enfants sur "Mr. Morale". La cause LGBT ? Bingo, c'est sur "Auntie Diaries", à propos d'une cousine et d'un oncle transgenres. La virilité toxique ? C'est un thème de "Father Time". Les rapports de couples conflictuels ? Il les met en scène sur "We Cry Together", un simulacre de dispute conjugale interprété avec Taylour Paige.
D'autres rappeurs ont sorti de tels morceaux, Eminem bien sûr, avec "Kim", et avant lui Slug, avec "Primer". Mais alors qu'ils illustraient de manière malsaine la violence crasse et dominatrice d'un mâle frustré du quart-monde, Kendrick est plus prudent : dans sa dispute à lui, la femme obtient un droit de réponse, elle est aussi virulente que son partenaire. L'homme et la femme se parlent sur le même ton, se jetant à la figure leurs contradictions réciproques. Et ils se réconcilient sur l'oreiller. Le mal ne peut pas tout à fait triompher.
Car Kendrick demeure un gentil. Il est un homme rongé par le doute, qui s'interroge sur ses actes et qui admet ne pas être parfait. Et s'il se dépeint comme un nouveau Christ, c'est pour mieux démentir cette image et inviter les gens à ne pas le révérer comme une idole, c'est pour refuser son statut de sauveur sur le titre du même nom, "Savior", c'est pour s'occuper de son propre sort plutôt que de celui du monde, sur "Mirror". Sacré Kendrick. Non content d'être le rappeur le plus célébré de l'histoire, il a en plus le triomphe modeste.
Il prétend même être son contraire, le polémique Kodak Black, qu'il invite tout au long de l'album, un rappeur qu'il laisse même se justifier sur "Rich" et rappeler qu'il est un produit de son environnement. C'est un geste osé, certes, que de mettre en avant l'important Floridien, alors que ses affaires de viol le rendent persona non grata chez les médias.
Mais c'est aussi un risque mesuré, que de se prendre à une cancel culture qui de toute façon, ne fait pas l'unanimité. Cela renforce l'image qu'aime entretenir Kendrick, celle d'un homme complexe et indépendant, d'un esprit nuancé. Au bout du compte on ne sait plus ce qui, chez lui, relève du calcul, de l'audace, du conformisme ou de la spontanéité.
Kendrick Lamar le répète sur "Crown", "I can't please everybody". Il ne peut pas plaire à tout le monde. Certes, mais le fait qu'il en parle montre qu'il eu cette ambition derrière la tête, que c'est bien là le sujet, qu'il aurait aimé plaire à tout le monde. Mais quand on se soucie de musique, et de musique seulement, il est parfois préférable d'être celui qui s'en fiche, celui qui choque, celui qui envoie tout balader.
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