Au début des années 2000, à New-York, dominent les rappeurs gangsta invulnérables et scintillants. Ils avancent fièrement, ils rayonnent gaillardement, emmenant derrière eux leurs labels ou collectifs, que ceux-ci se nomment Roc-a-Fella, G-Unit ou Dipset. Ces stars arrogantes, néanmoins, ne se ressemblent pas toujours. Le rap de criminel à fibre entrepreneuriale de Jay-Z n'est pas celui, intimidant et carré, de 50 Cent, lequel n'est pas non plus celui, flashy, absurde et pince-sans rire de Cam'ron, une formule qu'il exploite au paroxysme sur Purple Haze. Sorti fin 2004, suite au succès de Come Home With Me, ce quatrième album est celui où Cameron Giles est le plus fidèle à lui-même : il s'y montre voyant, tape-à-l'œil, outrecuidant. Le rappeur nous écœure, il nous éblouit avec ses couleurs roses et violettes chatoyantes, avec aussi ces fringues top moumoute qu'il affiche avec autant d'aplomb et de morgue que de mauvais goût.
Purple Haze, en effet, c'est le comble du kitsch, celui du parvenu. Le goût douteux de Cam'ron se manifeste par ses habits chamarrés, mais aussi par ses beats balourds et éclatants faits de guitares furibardes ("Purple Haze", "Bubble Music"), de boucles sans grande imagination (celle de "More Reasons"), de cordes ou de cuivres synthétiques patauds mais terriblement efficaces ("Leave Me Alone Pt. 2", "Family Ties", "Take Em To Church"), d'un extrait de Carmina Burana sur "Get ’Em Girls" et de samples de soul accélérés typiques de l'époque : celui du "Life’s Opera" de Marvin Gaye sur "Get Down", celui, charmant, de Smokey Robinson sur "Soap Opera", celui de "Dip-Set Forever" et celui plus subtil du meilleur morceau de l'album, un "Down and Out" cuisiné aux petits oignons par Kanye West. Et puis il y a bien sûr ces paroles imprégnées d'une misogynie patentée et qui font l'apologie de la drogue, mais qu'on lui pardonne tant elles sont habiles, excessives et imprévisibles avec leur déluge d'allusions à tel ou tel élément de la pop culture, tant elles jouent adroitement avec les sonorités, tant elles associent les mots de manière improbable, par exemple quand Cam fait rimer "Karl Lagerfeld" avec "Gargamel".
L'album lui-même n'a aucun sens. Les morceaux, trop nombreux, s'enchainent sans logique ni cohésion, avec des skits aussi gonflants qu'amusants sur les aventures sexuelles de Cam'ron. Sans crier gare, un "Hey Lady" sirupeux laisse place à un "Shake" agressif et nerveux. Les titres font flèche de tout bois, s'inspirant de tout et de n'importe quoi. "Girls", par exemple, recycle le "Just Wanna Have Fun" de Cindy Lauper, sans grande délicatesse mais avec humour (c'est avec Cam bien sûr, que les filles veulent s'amuser). "Harlem Streets" est bâti sur le générique de la série télé Hill Street Blues (Capitaine Furillo en français). "Adrenaline" reprend le "Adrenaline Rush" de Twista, avec l'intéressé. "The Dopeman" est un remake du "Dopeman" de NWA.
Cette dernière référence est un indice précieux sur la place de Cam'ron dans l'histoire du rap. Il est celui qui, à la suite des Californiens, repousse toujours plus loin l'absurdité du gangsta rap. Même si le cadre est différent, même si, malgré ses détours par Chicago et par la Californie, il se présente comme le produit des bas-fonds de Harlem, le New-Yorkais annonce le grand n'importe-quoi à venir de la trap music de Gucci Mane et de ses multiples affidés.
"More Gangsta Music", proclame Cam'ron sur l'un des titres les clinquants de l'album, un bref clin d'œil au "What Up Gangsta?" de 50 Cent à l'appui, avec le soutien des habitués de Dipset, les producteurs Heatmakerz et Juelz Santana. Toujours plus de musique gangsta à New-York, donc, au milieu des années 2000. Mais il en existe bel et bien de nombreuses nuances. Et la violette, aussi criarde soit-elle, n'est pas toujours la plus déplaisante à en juger par Purple Haze, le classique le plus grossier, le plus inégal et le plus imparfait de l'histoire du rap.
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