Originaire du Sud des Etats-Unis, Albert Leornes Greene grandit à Grand Rapids, dans le Michigan. Après un premier tube, "Back Up Train", il attire l'attention de Willie Mitchell, un producteur confirmé qui le signe sur son label, accroit sa visibilité, et ouvre ainsi la voie à un succès retentissant. Mais la vie cabossée de notre homme le rattrape bien vite, et il se retrouve bientôt embarqué dans de sombres histoires de disputes et de violences domestiques, avec à la clé le suicide d'une ancienne compagne. C'est alors un tournant. Ses sorties deviennent plus fades, et il se réfugie dans la foi, devenant pasteur et n'interprétant plus que de la musique religieuse, avant que la prochaine génération ne lui apporte une nouvelle reconnaissance.
Cette histoire est connue. Elle pourrait être celle de n'importe quel rappeur plus ou moins actuel. Mais elle remonte à une tout autre époque, celle de la soul, un genre dont la personne en question, sous le nom abrégé d'Al Green, a été l'un des grands représentants. Comme quoi, les choses ne changent jamais vraiment, dans le vaste monde de la culture afro-américaine.
La musique du chanteur, certes, est aussi douce et mélodieuse que l'autre est abrupte. Elle ne parle que de bonheurs ou de chagrins amoureux, alors que les rappeurs préfèrent le plus souvent jouer aux gros durs dépourvus de tout sentiment. Mais comme avec ces derniers, les paroles sont attendues et génériques, et parfois même accompagnées de répétitions et d'onomatopées. Comme avec le rap, le message est dans le son des mots autant que dans leur sens. L'important ici, ce n'est pas tellement ce que l'on dit, mais plutôt comment on le dit.
Et sur ce point, la forme, peu de gens ont égalé la soul d'Al Green. Sur ses albums du début des années 70, alors que d'autres faisaient tourner les musiciens de studio, il a profité du renfort constant des mêmes personnes : le susnommé Willie Mitchell, les sœurs Donna et Sandra Rhodes aux chœurs, ainsi, à la guitare, à la basse et aux claviers, que les frères Hodges (connus aussi pour avoir accompagné Cat Power sur l'album The Greatest, trois décennies plus tard). Ensemble, et avec d'autres, quand ils enregistrent ces albums presque tous fantastiques dans les Royal Studios de Memphis, privilégiant un tempo lent et des sonorités sensuelles, ils leur apportent l'élégance lascive caractéristique des musiques noires du Sud des Etats-Unis.
En 1972, Let's Stay Together est l'album qui suit celui du succès, Al Green Gets Next to You. Et il est, pour beaucoup, le plus abouti d'Al Green. Il est celui qui contient son titre le plus emblématique, le tube dont le disque porte le nom, un tube qui pourrait bien être la chanson d'amour ultime. Mais celui-ci, en vérité, n'est même pas le meilleur de l'album. Partout ailleurs, y compris sur les titres ajoutés aux éditions ultérieures (le très beau et dépouillé "Eli's Game" et le funky "Listen"), Al Green tire le meilleur profit de son timbre de velours, de ses effets vocaux constitués de miaulements et de voyelles déraisonnablement étirées, de sa succession de susurrements et de haussements de ton. Et aux siens, s'ajoutent les efforts de son groupe, souvent décisifs, comme avec les envolées finales de cuivres qui subliment un autre grand titre de l'album, "La-La for You", ou la guitare qui relance le quasi-gospel de "Old Time Lovin".
Preuve qu'avec Al Green tout est dans la forme et dans l'interprétation, il n'a pas son pareil pour transfigurer les morceaux des autres. Il l'avait montré sur l'opus précédent, en reprenant le tube des Temptations "I Can't Get Next to You". Et sur ce disque, il enfonce le clou. "How Can You Mend a Broken Heart", est son meilleur morceau, et il est aussi, à l'origine, un titre des Bee Gees, que le chanteur ralentit et appesantit, avec l'appui d'une guitare, d'un orgue et de violons mélancoliques, puis des chœurs inspirés des sœurs Rhodes. Et c'est tout bonnement déchirant.
Ces morceaux douçâtres ressemblent bien peu à la musique afro-américaine d'aujourd'hui, ils sont même son antithèse. Et pourtant, c'est le même substrat, la même manière de travailler la forme et de transmettre l'émotion par la voix. C'est la même tradition, comme le prouveront bien plus tard les collaborations d'Al Green avec Questlove, Queen Latifah ou John Legend.
Fil des commentaires
Adresse de rétrolien : https://www.fakeforreal.net/index.php/trackback/3285