Par la force des choses, les ouvrages écrits en France sur des musiciens anglo-saxons se basent souvent sur des informations de seconde main. Trop loin, trop cher, trop de barrières, pour qui voudrait mener une enquête directement sur place. Nicolas Rogès, cependant, un auteur déjà connu pour Move on Up, une très recommandable anthologie de la soul music, ne s'est pas contenté d'une démarche d'archiviste. Il est allé au charbon, il a livré un travail de fourmi, contactant tous les proches de son sujet d'étude, en interviewant beaucoup. Il s'est aussi déplacé sur les lieux, à Compton, un détour dont il a rendu compte dans Libération et chez L'ABCDR du Son. La couverture même de son livre, il l'a faite illustrer par Anthony Lee Pittman, un artiste des lieux. Et au bout de cet effort, il a publié une biographie complète de Kendrick Lamar, rappeur phare de la dernière décennie, telle qu'il n'en existe même pas en anglais.
Cet ouvrage très documenté passe en revue toutes les facettes du rappeur, toutes les contradictions de celui qui, comme le souligne le titre de son second album Good Kid, M.A.A.D City, est un gentil garçon qui a grandi dans un environnement de bad boys. Issu de Compton, adoubé par The Game et Dr. Dre, l'ancien K-Dot descend en droite ligne du gangsta rap californien. Et pourtant, même s'il rejette l'étiquette trop commode de "rappeur conscient", il est un homme réfléchi qui s'engage socialement. Il a sorti des albums concept ambitieux (pour ne pas dire prétentieux), gorgés d'influences jazz et soul, mais il a aussi renoué avec la simplicité et les sonorités plus contemporaines de la trap music, avec le virage de DAMN. Il a surtout pris soin, à chaque nouvelle sortie, de renouveler sa formule de fond en comble.
La carrière de Kendrick Lamar est compliquée. Ses disques aussi, sont parfois compliqués. Alors, pour rendre compte des multiples visages de ce garçon, Nicolas Rogès a écrit un livre qui l'est aussi. Il l'a construit comme un album de papier, intitulant ses chapitres "tracks", donnant à certains le nom d'interludes. Le récit suit, plus ou moins, le fil de la vie de K-Dot, mais son ordre n'est pas strictement chronologique. L'auteur s'arrête souvent à telle ou telle étape du parcours du rappeur pour creuser un thème particulier : l'influence du jazz, celle de Dieu, celle de 2Pac, ou le rôle du producteur Sounwave. A chacun de ces arrêts, Nicolas Rogès remonte le temps, ou bien il s'échappe vers le futur, à la recherche de textes dans ses raps qui font écho au sujet sur lequel il s'attarde. Petit à petit, dans le détail, c'est chaque pièce de l'univers de Kendrick Lamar qui nous est présentée. Et au-delà, celui du label TDE, de Compton et de la Californie. Et plus loin encore celui du rap, des musiques noires et du sort des Afro-Américains.
Car la musique de Kendrick Lamar est référencée. Elle est même archi-référencée. Il y a, chez lui, comme avant chez The Game, une conscience aigue de son passé, de son histoire, et une volonté féroce de s'y faire une place. Sa musique est celle d'un élève appliqué du rap, d'un premier de la classe qui a étudié et qui s'est influencé de tous ses prédécesseurs, ceux de Compton, ceux d'ailleurs en Californie, ceux qui, comme les gens du Project Blowed, n'étaient même pas gangsta, mais aussi tous les autres. Son style n'est plus normé géographiquement et scéniquement, comme le dit le journaliste Raphaël Da Cruz, cité dans le livre (pp .174-175).
Mais alors que Jayceon Terrell Taylor cherchait seulement à rejoindre le panthéon du rap, Kendrick Lamar Duckworth est allé plus loin encore : il a assumé tout l'héritage de l'histoire afro-américaine. Le premier était encore un entertainer, mais le second est un artiste et un porte-voix, il s'inscrit dans la longue épopée des Afro-Américains. Il est le rappeur qui représente le mieux le mouvement Black Lives Matter, lequel adoptera son morceau "Alright" comme hymne et cri de ralliement. La portée de Kendrick Lamar s'étendra bien plus loin que le rap. Il est le rappeur qui recevra le prix Pulitzer, comme le rappelle tout un chapitre du livre.
L'une des vertus de Nicolas Rogès, cependant, c'est de ne pas verser dans l'hagiographie. Les critiques sont rares, mais le propos est neutre, il maintient une certaine distance. L'auteur n'est pas un fan aveuglé par son sujet. Au contraire, il dit que ses albums "se noient sous des textes et des thèmes alambiqués" et que ses œuvres sont "parfois trop fumeuses" (p. 241). Il signale la maladresse avec laquelle il avait semblé relativiser le meurtre de Trayvon Martin, en rappelant que les Noirs mouraient le plus souvent des mains de leurs propres frères, usant ainsi d'un vieil argument de l'extrême-droite (p. 339). Il souligne aussi que Kendrick Lamar a longtemps été le rappeur de l'entre-soi (p. 360) : celui de ses aînés, celui de la critique, celui des fans de rap purs et durs, plutôt que celui du public. Et que la sortie de DAMN. était justement dédiée à corriger cela, à le transformer en vraie figure populaire (ce qu'elle a fait avec succès).
Tout est dans le sous-titre du livre, De Compton à la Maison-Blanche. Celui-ci évoque bien sûr ce moment où le rappeur a été reçu par Barack Obama. Mais au-delà de cela, il dit quelle est sa place dans la musique rap américaine. Kendrick Lamar n'est pas un artiste de l'avenir. Il n'a créé aucune tendance, au contraire il a couru après elles. Il n'est pas le rappeur de la rupture, mais à l'inverse celui de la légitimation et de l'héritage, que ses prédécesseurs Dr. Dre, Snoop Dogg, Kurupt, Warren G, The Game et d'autres encore, auront intronisé avec éclat le 19 août 2011, dans une salle d'Hollywood Boulevard (p. 277-292). Comme Dr. Dre un peu plus tard, quand il dédiera un album à Compton et quand il contribuera au biopic sur son propre groupe, il complète et il parachève la légende du gangsta rap, voire celle du rap dans sa globalité.
Plus grand même que la musique, Kendrick Lamar est l'instrument d'une nécessité politique impérieuse : celle de mêler les contraires, celle de soigner la facture, celle d'intégrer une fois pour toutes l'histoire conflictuelle des Noirs et de leurs musiques au roman national américain. Celle donc, comme sur la pochette de To Pimp a Butterfly, d'emmener les jeunes de son quartier à Washington, le saint des saints de la nation. Celle de sanctifier Compton, comme cette couverture bien choisie le suggère, quand elle dépeint comme un vitrail la carte de la ville.
PS : à lire aussi, à cet endroit, le long reportage de Nicolas Rogès à Compton.
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