Même s'il coule aujourd'hui de source, même s'il s'est largement imposé, au point d'effacer souvent dans notre pays son géniteur transatlantique, le rap français a d'abord été un greffon. Il a été un transplant, qui a peiné à trouver sa place dans le grand corps culturel national. On a longtemps voulu calquer sur lui des réalités venues d'ailleurs. Certains ont importé les fantasmes yankees dans leur art, promouvant un rap "racailleux", qui se voulait un homologue au hip-hop de rue de Mobb Deep. D'autres, au contraire, ont voulu devenir les François Villon, les Georges Brassens ou les Renaud du rap, faisant de leur art la continuation de la poésie canaille de ces gens. Et puis, un jour tardif, Jul est apparu. Et plutôt que du rap tel qu'on le connaît, il a proposé ce qu'on a longtemps prétendu qu'il était : la vraie musique des cités.

JUL - My World

L'influence américaine est toujours plus ou moins là, chez Julien Mari. Apparu au milieu des années 2010, au bénéfice de l'album Dans ma paranoïa, sa musique s'inscrit dans l'esprit du temps, celui du rap mélancolique de mauvais garçon entonné à l'Auto-Tune et représenté aux Etats-Unis, entre autres, par Future. Mais en réalité, sa formule ne ressemble pas à celle de l'homme d'Atlanta. Le plus souvent, elle est joyeuse, sautillante, entrainante. Elle use sans restriction d'une musique gaie comme une fête foraine et de mélodies pour discothèques de plage, employant des artifices aussi primitifs que de la grosse dance, des mélodies latines ou des rythmes dancehall, allant jusqu'à recycler le tube kitsch "Barbie Girl" d'Aqua sur la version de "My World" présente sur la réédition collector de l'album. La musique de Jul, à vrai dire, ne ressemble à rien. Pour paraphraser le titre de cet album à venir qui deviendra son surnom, il est l'OVNI. Mais cet OVNI, en fait, provient bel et bien de chez nous, comme l'a montré en 2015 l'album de la consécration, My World, celui qui, bien qu'enregistré paraît-il dans une cabane en bois, sera disque de diamant et gagnera deux ans plus tard une Victoire de la Musique.

Le monde dépeint par Jul est strictement le même qu'ailleurs dans le rap français. Le spectre de la délinquance n'est jamais bien loin, dans sa vraie vie (son manager, Karim Tir, issu d'une famille de caïds marseillais, a été assassiné en 2014), tout comme dans ses paroles (drogue, armes, argent, prison, flics). Mais cette dimension n'est pas exaltée. Elle est juste là, à l'arrière-plan plutôt qu'au cœur du propos, comme un décor devant lequel se tient une toute autre action : la vie banale d'un garçon du quartier de Saint-Jean-du-Désert, à Marseille. L'argent, sur "Il me faut des billets", n'est rien d'autre qu'une façon de fuir son mal-être. Le cannabis est présenté sur "Amnesia" pour ce qu'il est en vérité, un moyen de combattre le blues, tandis que la cocaïne est violemment rejetée sur "Dans la légende". Quant à la prison, sur "Pour les taulards", elle est d'abord celle qui vous prend les amis qui n'ont pas su faire les bons choix.

Avec Jul, même s'il s'adonne à l'occasion à l'égo-trip ("Pour les vaillants"), nous sommes loin des personnages démesurés propres au rap américain. Ce qui lui importe au contraire, c'est d'exposer de manière honnête et touchante des sentiments simples, l'amour pour sa compagne sur "Lova" et sur "Encore des paroles" (avec la chanteuse Julie Gonzalez), celui pour sa mère sur le titre "Mama". "Au quartier on souffre mais on rit", le rappeur dit-il sur "La gâchette". Et il le démontre, en alternant grands moments de mélancolie comme sur "Ghost Rider", "Ne m'en voulez pas" et "Ils m'ignorent", et instants plus festifs, comme ce "Mamasita" qui le voit courir après les filles sexy, ou bien ce "Wesh alors" jubilatoire, le tube de cet album.

Ici, comme ailleurs, Jul dévoile l'un de ses atouts : son sens inné de la mélodie. Ses autres forces, ce sont sa capacité à délivrer de vrais grands moments intenses, comme avec "Dans l'appart", ou la longue chronique des cités de "C'est réel", ainsi que sa loyauté indéfectible à son quartier et à sa ville, rappelée quand il clôt l'album avec "Mercé", traduction occitane du mot "merci", en compagnie du footballeur de l'OM Benjamin Mendy. Jul divise, mais il fédère également. Et c'est bientôt tout Marseille qu'il rassemblera autour de lui avec le projet Bande Organisée, et plus largement tout un public très fidèle, donnant raison aux propos tenus sur "Comme d'hab", sa collaboration avec Alonzo : "Rien à foutre d’eux tant que la rue me valide".

Qu'importe, en effet, que la critique l'ait longtemps éreinté. Qu'importe que les tenants du "vrai rap", ces imbéciles certifiés, lui aient craché dessus. Qu'importent tous les reproches, à la fois justifiés et hors-sujet, qu'on a pu faire au Marseillais : celui de promouvoir une musique putassière, d'avoir une syntaxe approximative, de faire des fautes de conjugaison ("si j'aurais pas écouté mon cœur", "Mama si je pourrais"…), d'écrire des textes simplets et premier degré, de sortir des compilations ou des mixtapes plutôt que des albums pensés et cohérents. Jul sent la sincérité, on la respire à pleins poumons, et celle-ci paye toujours. A ce jour, qu'on l'accepte ou non, il est le rappeur français qui, dans l'histoire, a écoulé le plus d'albums, tutoyant des sommets que seul Johnny a atteint avant lui. Comme le dit l'un de ses morceaux, avant même que PNL ne l'ait revendiqué à son tour : il est "Dans la légende". Comme il prétend sur le même titre : "le rap a changé… Je suis venu, j'ai vaincu et j'ai créé une musique d'extraterrestre".

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