2006 est un moment clé pour Casey. Cela fait alors une décennie que la rappeuse originaire de Rouen s'est fait une place dans l'univers du hip-hop français à travers des collaborations, via aussi sa participation à des mixtapes et à des compilations. Et pourtant, toujours pas de sortie longue durée sous son nom. Jusqu'à cette année faste où elle propose coup sur coup le maxi Ennemi de l'ordre, le gargantuesque street-CD rétrospectif Hostile au stylo, ainsi que son premier album officiel, Tragédie d'une trajectoire, une œuvre qui consolide son statut et la consacre comme l'une des personnalités les plus respectées de la scène française, l'une de celles, aussi, dont l'aura dépasse le milieu rap stricto sensu.
Avec cet opus, Casey nous rappelle qu'elle est de la décennie précédente. La musique, produite principalement par Hery et Laloo, est faite d'un boom bap sombre et de bon aloi, scratches occasionnels à l'appui, et les paroles suivent la tradition bien établie en France de la chanson à texte, d'un rap à messages qui n'a que faire du second degré. Nulle surprise donc, si à l'avenir, Cathy Palenne sera invitée chez Radio France, si elle fréquentera Virginie Despentes et si, en vérité, l'élite dont elle s'estime la cible sur "Je lutte" (ou plutôt un autre pan de l'élite), l'adorera. A ces gens, elle offre ce qu'ils attendent, une certaine forme de rap "conscient, écrit avec une plume littéraire, qui investit le registre du réquisitoire.
A la manière de Chuck D de Public Enemy, Casey dégomme cible après cible : l'industrie de la musique et les rappeurs à deux sous sur "Pas à vendre", la police, la justice et les politiques sur "Qui sont-ils?", les journalistes, les critiques et les artistes grand public sur "Une lame dans ma veste", et plus globalement les imbéciles et les bouffons sur "Mourir con".
Cependant, Casey se distingue de l'ordinaire pleurnichard et donneur de leçons du rap français. Si elle a retenu un principe des Etats-Unis, en plus de l'égo-trip ("Suis ma plume"), de la fidélité au territoire ("Banlieue nord") et de l'esprit de clan ("On ne présente plus la famille", avec Ekoué), c'est que les rappeurs ne gagnent jamais rien quand ils font profil bas.
Au contraire, ils doivent rendre les coups. L'animal blessé, qu'elle dépeint sur le titre introductif et éponyme "Tragédie d'une trajectoire", ne fait pas que se lamenter sur son sort : il se rebiffe. A ses humiliations, Casey répond par la violence des textes, comme quand sur "Ma haine", elle présente son ressentiment comme un vieux compagnon. Elle leur réplique par le combat sur "Je lutte", elle assène des menaces corsées sur "Une lame dans ma veste", "Mourir con", et surtout sur "Quand les banlieusards sortent" où, vengeresse, la rappeuse donne corps à toutes les craintes et à tous les fantasmes des "honnêtes gens" envers les jeunes des quartiers.
Pour exprimer cette rage, Casey use de sa voix hostile et revêche, de sa prose asexuée et parfois, comme sur "Suis ma plume" et sur le hargneux "Qui sont-ils?", de la lourdeur et des guitares du rock. Cependant, le bijou de l'album, "Chez moi", n'appartient pas à ce registre. Il s'agit en fait d'un hommage à sa terre d'origine, la Martinique, qu'elle décrit telle qu'elle, à rebours des images de carte postale. Ce titre est comme les autres, une dénonciation, celle des clichés entretenus sur les Antilles par une métropole ignorante et condescendante. Mais moins frontale, moins explicite, moins prévisible, cette attaque n'en est que plus puissante.
Parfois, Casey peut paraître trop appliquée. Mais elle se bonifiera avec le temps, se lâchant quelque peu, exprimant encore davantage sa passion pour le rock, sans jamais rien ne perdre ni de sa plume, ni de sa colère. Car comme elle le dit à juste titre sur le refrain de "Tragédie d'une trajectoire", il y aura eu peu de chance que tout cela se tasse avec la vieillesse.
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