Quand Camp Lo apparaît au coeur des années 90, la scène new-yorkaise est passablement encombrée. Là-bas, le rap local vit alors ses meilleures heures, accumulant les classiques et devenant très concurrentiel. Quand pour Salahadeen Wilds et Saladine Wallace, alias Sonny Cheeba et Geechi Suede, récemment signés chez Profile Records, il s'agit de se distinguer, les options sont donc limitées. Le duo pourrait s'aligner sur le rap de mafieux défendu par Biggie et Jay-Z, des proches (leur producteur Ski, futur Ski Beatz, vient tout juste de se charger de Reasonable Doubt). Il existe aussi des alternatives telles que celles défendues par les Digable Planets de Butterfly ou les De La Soul de Trugoy, les deux invités de marque de leur premier album. Mais les deux hommes ne se conforment à aucun de ces modèles. Ils définissent leur voie propre avec cet Uptown Saturday Night qui deviendra un classique atypique de l'époque.

CAMP LO - Uptown Saturday Night

Parfois, pour imaginer le futur, il faut retourner vers le passé. Sonny Cheeba et Geechi Suede, donc, remontent le temps. Ils reviennent aux années 70, au centre d'une culture afro-américaine qui n'a pas encore connu le mouvement hip-hop, alors balbutiant. Leur premier single, "Coolie High", se réfère à un célèbre film Blaxploitation. Leur album porte le nom d'un film de 1974 avec trois icones noires, Sidney Poitier, Bill Cosby et Harry Belafonte. Sa pochette est une refonte du "Sugar Shack" d'Ernie Barnes, utilisé par Marvin Gaye pour illustrer son album I Want You. Et l'ensemble de leur musique est trempé dans une vieille ambiance jazz, soul ou funk. Le duo crée une recette rien qu'à lui, qui mélange les deux époques. Avec l'assistance de Ski, la vieille musique black est traitée sur le mode du boom bap, et un vieil argot méconnu est malaxé avec la virtuosité verbale de rigueur dans le rap de ces années-là.

La posture, en vérité, n'est pas si éloignée de celle de Biggie et de Puff Daddy. Comme eux, il s'agit de se vautrer dans la volupté d'une existence de nouveaux riches. Tel est le propos sur leur grand tube "Luchini AKA This Is It", dont le sujet central est l'argent, et aussi sur le suave "Sparkle", sur le single "Coolie High" et sur "Black Connection". Mais les attributs de cette fortune, la liqueur italienne Amaretto, les cigares cubains ou le parfum Giorgio Splash, datent d'un autre temps. Il est aussi question de vie criminelle, comme sur "Killin' Em Softly", mais l'ambiance est rétro, avec des gangs qui s'appellent encore les Black Spades, des patrons de la drogue qui se nomment Nicky Barnes, des latinos au coin de la rue (représentés via la salsa et les termes hispanisants de "Rockin' It aka Spanish Harlem") et des petites frappes qui ressemblent à Huggy Bear de Starsky & Hutch, mentionné lui aussi sur "Black Connection".

Les références de Camp Lo proviennent des années 70 et du début de la décennie 80, qu'ils parlent d'écrivains (Iceberg Slim, Donald Goines), d'acteurs (Max Julien, Al Pacino, Bruce Lee), de films (Black Caesar, Sparkle, Midnight Express), d'albums (le Black Moses d'Isaac Hayes, le Quiet Fire de Roberta Flack), de lieux (le club du Bronx The Fever), de dessins animés (Rickety Rocket) et de séries télé (Charlie's Angels, The Six Million Dollar Man, Columbo, ou Dynasty dont l'une des héroïnes, Cristal Carrington nomme le premier titre). Le duo peut même citer plus ancien encore (Popeye le Marin, la chanteuse jazz Sarah Vaughan, l'actrice et danseuse Lena Horne, et tant d'autres). Tout ici sert à nourrir cette nostalgie du vieux monde afro-américain, cette "Black Nostaljack", pour paraphraser le titre d'un de leurs morceaux.

Porté par un tel concept, Uptown Saturday Night est une anomalie de l'histoire. Malgré la considération de la critique et le succès du single "Luchini", Sonny Cheeba et Geechi Suede en pâtiront. Leurs albums à venir, retardés par des problèmes de labels, sortiront dans une relative indifférence, en dépit du soutien de proches ou de fans tels que De La Soul ou Aesop Rock, qui les inviteront sur leurs morceaux futurs. Le premier album de Camp Lo est hors du temps. Cela veut dire que, lors de sa sortie, il est anachronique, mais aussi qu'il vieillira peu. Qu'en tout temps, ce classique discret de la grande époque new-yorkaise est réjouissant.

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