En 2014, le travail de son épouse l'exigeant, le DJ New-Yorkais Preservation dût se relocaliser à Hong Kong. Ce séjour de trois années lui fournit alors l'occasion de fureter dans les bacs à vinyle des disquaires locaux, à la recherche de musique chinoise. Ce tropisme asiatique, en vérité, ne datait pas d'hier. Traumatisé comme toute sa génération par le Wu-Tang Clan (avec lesquels il allait collaborer plus tard), il avait usé de samples sinisant dès la fin des années 90, à l'époque où il était membre de Sonic Sum, les auteurs du classique underground The Sanity Annex. Et beaucoup plus tard, après une longue période où il avait été le DJ attitré de Mos Def, et alors qu'il était déjà installé en Chine, Preservation avait manifesté cette influence sur Days with Dr. Yen Lo, l'un des meilleurs albums de Ka, et un grand disque de la décennie écoulée.

PRESERVATION - Eastern Medicine, Western Illness

Cinq années après ce projet, Ka collabore encore avec Preservation, lui prêtant sa voix sur le titre "A Cure for the Common". Mais il n'est pas le seul. Plus largement, c'est toute une scène qui l'accompagne ici, celle qui descend en ligne directe de l'underground new-yorkais dont, autrefois, Sonic Sum était l'un des fleurons. Roc Marciano, Billy Woods, Your Old Droog, Mach-Hommy, en effet, sont présents eux aussi, ainsi que d'autres rappeurs plus ou moins notoires comme AG, Tree, Quelle Chris, GrandeMarshall, Nickelus F et Navy Blue. Ils y livrent des paroles conformes à cette école, inventives, élaborées, cryptiques même, avec un soupçon de menace et de commentaire politique, comme quand Mach-Hommy s'en prend à Donald Trump, que Quelle Chris parle de la violence policière à l'encontre des Noirs et qu'AG se décrit comme un produit de son environnement. Ils jouent aussi des thèmes gangsta, mais avec une créativité folle et une certaine sophistication (Roc Marciano excelle encore à cela, sur "Medicine Drawer").

Cet album, cependant, est avant tout celui de Preservation. Il y déploie son concept : appliquer des remèdes orientaux aux maux occidentaux. Eastern Medicine, Western Illness, en effet, est bâti entièrement sur des sons issus de sa collection de vinyles chinois. Hong Kong, dont on nous présente la géographie en introduction, reste à tout moment son arrière-plan. Quelques citations nous parlent de culture, de médecine ou de philosophie orientale (y compris en français, sur "Capillaries") et des extraits de film, dont un issu de In the Mood for Love, évoquent les mêmes lieux. Le DJ a même décidé de commencer et de clore son album avec des artistes chinois : au tout début sur "Dragon Town", YoungQueenz, un rappeur à la voix âpre ; et à la fin, Michelle Siu, avec le chant traditionnel entonné sur le majestueux "Mouth of a River".

Cet Eastern Medicine, Western Illness est bien conçu. Il est un véritable album concept, avec un grand thème sous-jacent (les dysfonctionnements de l'Occident vus à travers un prisme oriental), avec aussi un début, une fin et une certaine homogénéité. Car malgré la diversité des intervenants, ce sont souvent des ambiances similaires que Preservation privilégie : sombres, avec des samples inquiétants. C'est une musique à la fois économe et somptueuse, avec une pincée d'expérimentalisme et quelques temps forts comme "I-78", le single avec Mach-Hommy, qui figure parmi ce que le boom bap a à nous proposer de mieux, aujourd'hui comme hier.

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