Ghostface Killah, donc, est celui qui a entretenu la flamme. Dès l'an 2000 avec son deuxième album, Supreme Clientele, alors que les plus beaux jours du groupe semblent désormais révolus, il montre qu'il sera le membre du Wu-Tang Clan qui continuera à briller dans le nouveau siècle. Il fera preuve ensuite d'une constance remarquable, notamment avec ce Fishscale qui, en 2006, suscite une belle unanimité critique, au bénéfice d'une campagne marketing rondement menée par Def Jam, et malgré l'absence de RZA. Pour la première fois, en effet, ce dernier ne produit aucun son sur l'album de son compère. Il cède la place à quelques autres références du son East Coast comme Pete Rock et Just Blaze, à des héros underground tels que J Dilla et MF Doom, qui offrent à Ghostface des beats issus de leurs albums respectifs Donuts et Special Herbs, ainsi même qu'au mésestimé britannique Lewis Parker et au Canadien MoSS, collaborateur d'Obie Trice tout autant que de la rappeuse Eternia.

GHOSTFACE KILLAH  - Fishscale

C'est peut-être cette absence qui permet à Ghostface Killah, affranchi des ambitions parfois extravagantes de RZA et entouré par les membres de son propre collectif, la Theodore Unit, de demeurer fidèle à lui-même. Car si Fishscale est apprécié, ce n'est pas parce que le rappeur s'y réinvente. Tout au contraire, ce cinquième album s'inscrit dans la lignée des premiers. Les samples y sont centraux, et ils prennent la couleur de la soul, celle de Sly Stone, de Willie Hutch, des Delfonics, des Stylistics, des Three Degrees, des Sylvers, des Manhattans et de Freda Payne. Son éternel complice Raekwon le seconde plusieurs fois, dès cette introduction où il intervient sous le nom de Clyde Smith, la voix déformée. Et sur "9 Milli Bros.", on a même droit à une prestation du Wu-Tang Clan au grand complet, piano bancal et cordes à l'appui, tout comme au bon vieux temps, y compris une participation posthume d'Ol' Dirty Bastard.

Ici, il est question de trafic de stupéfiant, le terme même de "fishscale" étant un mot d'argot employé pour désigner de la cocaïne de première qualité. La drogue, Ghostface la vole à des trafiquants cubains sur "Shakey Dog" et il en exalte la toute-puissance sur "Kilo". Dans la même thématique, il rejoue une scène de Scarface sur le bonus "Three Bricks", avec Raekwon et un Biggie ressuscité. Mais attention, cette délinquance n'est pas déclinée sur le mode de la glorification, prévalente à l'époque de Young Jeezy et des autres. Non, ce qui domine sur Fishscale, c'est la tradition du street rap new-yorkais des années 90, que le Wu-Tang lui-même a contribué à définir : plus sombre, plus froide, plus dangereuse. C'est aussi une formule quasi cinématographique, axée sur le storytelling, riche en saynètes de rue et en petites histoires, comme sur "Beauty Jackson", où le rappeur relate une séance de séduction qui tourne court quand la belle, apercevant son revolver, réalise que son soupirant est un gangster.

Ce sont des vignettes du ghetto, comme quand Ghostface Killah nous emmène chez le barbier du coin ("Barbershop"). C'est de la chronique sociale, quand il se rappelle que sa mère l'a élevé à la ceinture ("Whip You With A Strap") et quand il lui rend un joli hommage ("Momma"), avec l'appui de la chanteuse Megan Rochell. Et puis bien sûr, comme il s'agit toujours du rappeur le plus allumé du Wu-Tang, on a droit à des paroles hallucinées, comme quand, sur "Underwater", celui-ci se lance dans une escapade sous-marine surréaliste à la rencontre de Bob L'Eponge et de sirènes coiffées comme Halle Berry, et qu'il émaille son récit de références islamiques.

Avec cet album, Ghostface Killah cherche à opérer un retour triomphal. Il le signifie en introduction de "The Champ", un égo-trip où il se compare à un champion de boxe. Just Blaze y dit qu'on va renouer avec le rappeur affamé célébré six ans plus tôt, celui de Supreme Clientele. Et pourtant, c'est du rap de daron que nous propose le membre du Wu-Tang, celui d'un réac' qui trouve du bon aux châtiments corporels ("Whip You With A Strap"), qui n'accepte pas qu'une amante trompée lui rende la pareille ("Back Like That") et qui recommande aux jeunes filles délurées de rester sagement chez elles ("Big Girl"). Ghostface n'est certes pas un grand progressiste, et même dans ses moments les plus fantasques, il n'est pas un visionnaire. Avec Fishscale, il s'appuie plutôt sur ses fondamentaux. Mais ces derniers sont solides.

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