Le numéro du gangster qui saigne, le registre du criminel triste qui partage ses états d'âme, est parfois présenté comme un trait distinctif du rap des années 2010. Cependant, il ne lui est pas exclusif. D'autres exemples abondent, au cours des décennies précédentes. Certains sont même illustres, comme dans le cas de 2Pac, peut-être le premier des grands rappeurs "emo". Même chez les rudes Geto Boys, il n'était pas rare que l'on se penche sur ses désordres intérieurs et sur ses troubles mentaux. Et puis aussi, quelques années plus tard, il y eut le cas de Beanie Sigel, le rappeur de Philadelphie signé chez Roc-a-Fella. Son troisième album, The B. Coming, généralement considéré comme son œuvre majeure, explorait lui aussi cette veine.

BEANIE SIGEL - The B. Coming

C'est que gangster, Dwight Grant l'était pour de bon. Ses démêlées avec la justice n'ont en effet jamais cessé. Au moment d'enregistrer cet album, il avait encore plusieurs affaires sur le dos, à propos d'histoires d'armes à feu, mais aussi de meurtre. Ce troisième opus, d'ailleurs, il s'était empressé de le finir en quelques semaines, avant le commencement fin 2004 d'une nouvelle peine de prison, en même temps qu'une série de cinq vidéos, que deux documentaires promotionnels (The Trial: Beanie Sigel, The Truth: Beanie Sigel) et qu'un film de fiction (State Property 2). Aussi, pour ajouter au trouble de l'époque, Beanie Sigel sortait cet album au beau milieu de la dispute entre Jay-Z et Damon Dash, lequel, plus proche de lui, le rappeur suivrait.

Beanie Sigel était un mauvais garçon, et cela se traduisait dans les textes. Sur le piano brutal de "Flatline", il promettait la mort à ses ennemis. Sur "Purple Rain", il se lançait dans une longue ode au purple drank, sur un énième sample du "In the Rain" des Dramatics. Sur "Oh Daddy", qui samplait le magnifique morceau homonyme de Fleetwood Mac (ou plus exactement sa reprise par la chanteuse R&B Natalie Cole), il se lançait dans le récit d'un amour rude. Quant à "Tales of a Hustler pt. 2", sublimé par le son erratique d'un saxophone magnifique, il était ce que le titre indiquait, le récit de vies criminelles. Le rappeur étalait aussi ses talents au micro, sur des morceaux éclatants mais un brin désincarnés, typiques des productions rap grand public de l'époque, comme cet "One Shot Deal" produit par Bink!, tout à fait adéquat pour accueillir quelques vers de Redman, le ludique "Gotta Have It", avec Twista et Peedi Crakk, un "Don't Stop" typique des Neptunes des petits jours, ou encore les bonus, "It's On", et ce "Wanted" qui samplait le tube quasi homonyme de Bon Jovi. Et il y avait un brin d'humour sur "Bread & Butter", avec les deux tiers de Brand Nubian, à propos d'une fille qui profitait de lui.

Beanie Sigel, néanmoins, jouait aussi de ses sentiments. Il y avait ici beaucoup d'invités, et non les moindres (Jay-Z, Snoop Dogg, Bun B, Cam'Ron, Redman, Grand Puba, Sadat X, Twista, etc.), mais cela n'empêchait pas le rappeur d'user de la fibre personnelle, intime et biographique. D'entrée, le single "Fell in the Air" jouait cette carte. Il la surjouait même, avec ses appels à Dieu, ses références au "Mind is Playing Tricks on Me" des susmentionnés Geto Boys et les vocalises évaporées de Melissa Jiménez. De fait, les meilleurs morceaux dans ce registre étaient pour après. Ils étaient "I Can't Go on This Way", sur le stress associé à sa vie, sur la pression subie par le garçon des quartiers, "Change", sur la vie du ghetto et l'espoir ténu qu'un jour, elle changera pour le mieux, le gospel "Lord Have Mercy", où le rappeur appelait Allah au pardon et à la miséricorde, et le titre qui aurait dû être la conclusion de cet album, un "Look At Me Now" où Beanie Sigel signalait qu'après tout ce qu'il a traversé, plus rien ne pouvait l'atteindre, dans un moment revanchard qui rassemblait toute sa hargne, tout son mal-être et toute sa fierté.

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