A l’origine un pur rappeur grime connu, dix ans plus tôt sous le nom de Looney (ou Loonz), Ché Wolton Grant a progressivement élargi son spectre. Cela lui a permis de connaître le début d’un succès en 2017, avec un EP sorti en indépendant, Secure the Bag!, puis de confirmer l’année suivante avec le single "Butterflies", avec le chanteur Not3s. Et avec son album sorti début 2019, il a rejoint pour de bon cette nouvelle vague de rappeurs anglais (Dave, Fredo, Slowthai, ou dans un autre style J Hus) qui se sont émancipés des sous-genres dominants de la scène britannique, le vieux grime ou la plus jeune UK drill, au profit d’une musique plus globale, plus éclectique et plus ouvertement influencée par les cousins américains. Une musique plus grand public aussi, moins réservée aux initiés, mais relativement préservée des compromis qui, souvent, affadissent les sorties programmées pour le succès. Une musique qui se trouve pile au bon point d’équilibre, celui qui bien souvent aboutit aux meilleurs albums.
AJ Tracey, l'album, ne donne plus dans la musique de genre. Le rappeur londonien, bien au contraire, rassemble un très large panel de sonorités et d’influences. Nommé d’après la rue de Londres où il a grandi, l’excellent "Ladbroke Grove", un single qui a grimpé tout en haut des charts britanniques, n’est pas seulement un hommage à ses origines géographiques. Il célèbre aussi ses racines musicales avec ses sons UK garage. Sa musique évoque aussi ces Caraïbes dont provient sa famille trinidadienne, sur "Plan B", "Wifey Riddim 3" et le tube d’inspiration dancehall "Butterflies". Le grime est représenté par sur "Doing It" et "Horror Flick", la UK drill n’est pas loin sur "Nothing But Net", la collaboration avec Giggs. Mais c’est l’influence d’Atlanta qui se ressent sur "Prada Me" avec son Auto-Tune et ses triplet flows, sur la trap music chantonnée de "Psych Out!", voire avec la vidéo de ce dernier titre, qui prend place dans un univers emblématique du Sud des Etats-Unis, celui du strip club. Par ailleurs, sur "Jackpot", AJ Tracey sollicite Maaly Raw, le producteur de Lil Uzi Vert, qui lui sert une mélodie africaine. Il livre même une vision très personnelle de la musique country sur "Country Star", usant ici comme souvent sur l’album de l’instrument fétiche de la rock star qu’il aspire à être, la guitare.
Chaque représentant de cette nouvelle génération de rappeurs anglais, cependant, est distinct des autres. Alors que son collaborateur Dave (ils ont enregistré ensemble un single à la gloire du footballeur Thiago Silva) traite de la condition noire et de ses démons intérieurs avec des raps qui tournent à la psychothérapie, AJ Tracey, lui, préfère s’adonner aux vantardises et à l’arrogance habituelles aux rappeurs. S’il n’est pas dénué de conscience politique, comme l’a montré son soutien appuyé au leader travailliste Jeremy Corbyn, et s’il ne se prive pas de lancer une pique à Nigel Farage au détour d’un morceau, l’intéressé fait part d’autres préoccupations sur son album. Il s’autocongratule, il déclare vivre la grande vie à Las Vegas ("Jackpot"), il joue au playboy ("Wifey Riddim 3", "Butterflies"), il nous parle de jolies filles ("Rina"), de bijoux et de belles voitures ("Necklace") ou de sneakers ("Triple S"), il cite des marques de luxe ("Double C’s", "Prada Me") ou il fait tout cela à la fois ("Psych Out!"). Tout cet album est une célébration, celle d’AJ Tracey, voire celle d’un rap britannique qui, avec des disques comme celui-ci, loin d’être parfait mais représentatif de son temps, confirme être sorti pour de bon de sa niche.
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