Il est commode de diviser la carrière de Kanye West en deux grandes époques. La première, celle de la trilogie The College Dropout, Late Registration et Graduation, celle où son rap gonflé aux samples soul est dans le prolongement de ses travaux pour Roc-A-Fella. Et puis la seconde, celle, plus grande que le rap, de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Yeezus et The Life of Pablo, où toute démesure est acceptable, où toute expérimentation est bonne à tenter. Et entre ces deux phases, en 2008, l'album de la transition serait l'étonnant, l'influent et le déstabilisant 808s & Heartbreak.

KANYE WEST - Graduation

Contrairement à ce dernier, Graduation est dans la lignée des deux premiers opus. Son titre, les paroles de l'introductif "Good Morning" et les illustrations du Japonais Takashi Murakami en reprennent le thème universitaire. Il est même l'apothéose commerciale du premier Kanye. Il s'écoule alors en millions d'exemplaires, est multiple disque de platine et génère plusieurs tubes internationaux, dont un numéro un aux Etats-Unis et dans beaucoup d'autres pays ("Stronger").

La critique le comble d'éloges, il reçoit plusieurs Grammy Awards et sa victoire dans la compétition hyper-médiatisée avec le Curtis de 50 Cent est un tournant dans le rap grand public : la victoire de Kanye démontre, à ce moment, que la pose de gangster n'est plus la seule condition du succès.

Mais en vérité, Graduation est autant un début qu'un aboutissement. La transition d'un Kanye West à l'autre s'annonce déjà. A bien des égards, cet album est l'ébauche du suivant.

T-Pain et son Auto-Tune sont déjà là, sur le très radiophonique "Good Life". Même si les fanfaronnades habituelles du rap ont toujours leur place, comme avec "Barry Bonds", avec Lil Wayne, même si l'hédonisme et le triomphalisme nouveau riche s'expriment sur "Good Life", ou encore avec les marques de luxe citées sur "Stronger" et "The Glory", le virage introspectif de 808s & Heartbreak s'amorce déjà.

Plutôt que de prolonger les commentaires sociaux de Late Registration, l'album précédent, Kanye West se livre sur les affres de sa célébrité sur "Can't Tell Me Nothing". Il se penche sur ses imperfections sur "Everything I Am", il parle de sa relation à sa ville, Chicago, sur "Homecoming", et il s'épanche sur sa relation avec son mentor et compère Jay-Z.

Manifestement, Kanye West commence à se sentir à l'étroit dans le rap. DJ Premier a beau représenter le hip-hop canal historique avec les scratches de "Everything I Am", le rappeur s'en écarte, il s'inspire désormais du rock. Sortant d'une tournée avec U2, il veut écrire des hymnes à leur mesure.

Son écriture s'écarte donc des textes verbeux du rap. Les guitares sont de sortie sur "Big Brother". Il sample Can ("Drunk and Hot Girls") et Steely Dan ("Champion"), plutôt que des groupes de soul. Et il invite Chris Martin de Coldplay sur "Homecoming". Même ses méthodes de composition s'inspirent du rock, tout comme la cohésion de cet album enregistré en un seul endroit, dénué des interludes, des titres bouche-trou et des cohortes d'invités habituels au hip-hop.

Se souvenant qu'il est de Chicago, la ville de la house, Kanye s'inspire aussi des musiques électroniques. La preuve la plus évidente de cet intérêt est son appropriation du "Harder, Better, Faster, Stronger" de Daft Punk, sur le single à succès "Stronger". Mais il se perçoit aussi dans la place importante accordée aux synthés dans ses compositions, tandis que les samples sont en retrait. Le cas d'école est "Flashing Lights".

Plus encore qu'un accomplissement, Graduation est un disque de transition. En vérité, Kanye West a fait mieux avant, et il fera mieux après, même si cet album contient ce qu'il considère, à raison, comme son morceau favori, un "Can't Tell Me Nothing" parfait avec la coproduction toute en synthétiseurs de DJ Toomp, la jolie voix de la chanteuse Connie Mitchell et des samples bien sentis de Young Jeezy.

Cet album est l'apothéose commerciale du premier Kanye, celui où, pour reprendre sa métaphore scolaire, il parachève ses études de rappeur par un beau diplôme. Mais il est aussi le disque de la rupture, celui qui élargit son public sans encore égarer ceux qui, un an plus tard, vivront très mal l'expérience 808s & Heartbreak. Celui où, conformément aux ambitions nées de sa proximité avec U2, il taille sa musique pour les stades. Celui où il devient une véritable rock star.

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