Si l'on excepte des projets annexes comme ses Elm St. Sessions de l'an passé, Ceschi Ramos n'est pas d'une productivité folle. Ses albums officiels, il les peaufine, et il n'en sort que tous les quatre ou cinq ans. Mais en 2019, il semble résolu à mettre les bouchées doubles. Il a prévu d'en sortir par moins de trois. Disponible depuis début avril Sad, Fat Luck entame la série, et le moins que l'on puisse dire, à son écoute, c'est que le temps n'a pas changé grand-chose à l'affaire. Il s'agit encore une fois d'une collaboration avec Factor Chandelier, où Ceschi partage ses états d'âmes avec un premier degré presque embarrassant, mais où il réalise de main de maître une alliance quasi parfaite de tous les styles musicaux imaginables, folk et rap en tête.
Sad, Fat Luck nous apporte une nouvelle illustration de l'éclectisme qui caractérise Ceschi, des refrains orchestrés du morceau éponyme, à la pop électronique chantée de "The Gospel", en passant par le folk intégral du joli "Daybreak", le spoken word de "Electrocardiographs", la complainte déchirante de "Sans Soleil" et une reprise du groupe indie Majical Cloudz, "Downtown". Sans oublier la pièce maîtresse "Take It All Back", l'assemblage hétéroclite de quatre mouvements musicaux bien distincts, avec en prime un refrain sous Auto-Tune.
Les idées sombres de Ceschi, aussi, sont plus que jamais présentes. Cet album, en effet, il l'a enregistré à l'issue d'une annus horribilis, sept de ses proches ayant trouvé la mort en 2018 à la suite d'accidents, de suicides, d'overdoses ou d'autres problèmes de santé, comme en témoigne en partie le titre "Sans Soleil". Aussi est-il rempli de désespoir. Son désarroi s'entend sur "Lost Touch", "Sad, Fat Luck" et bien d'autres titres encore. Sur "Electrocardiographs", par exemple, Ceschi parle de ses traumatismes d'enfance, comme l'addiction au crack de son père, ou les moqueries de jeunesse envers le petit Portoricain qu'il était. Il évoque une envie de suicide sur "Bona Drag Tape". Sur le faussement apaisé "Say No More", il sollicite un Dieu auquel il ne croit même pas. La romance de l'album, "The Gospel", relate en fait un amour tragique pour les opiacées. Les rares traits d'humour se montrent noirs, ironiques et portés sur l'autodénigrement. Et sur "Any War", la peine se change en colère, le rappeur, secondé par Astronautalis, en appelant à la révolte des opprimés contre le monde de Trump et de l'alt.right.
Ces décès, cette détresse, cette colère, qu'il chante avec des pleurnicheries et un auto-apitoiement qu'on ne tolèrerait même plus chez les rappeurs français, Ceschi les attribue à la sous-culture à laquelle il appartient quand il aborde un autre de ses vieux thèmes : son statut d'artiste maudit. Une bonne part de son spleen tourne autour de cela : Ceschi a fait le deuil de son succès, notant qu'après avoir soufflé ses 35 bougies, il en est toujours au même stade, et se disant atteint du syndrome de Peter Pan, toujours prisonnier de ses rêves d'enfant.
On sait, au-delà de toute cette noirceur et de tout ce dépit qui lui sont spécifiques, que Ceschi est un produit de la scène rap indé des années 2000. Et que son influence première, ce sont les phrasés rapides et la créativité folle de l'underground californien de la décennie antérieure. On les entend encore ici, à maintes reprises. Cependant, sur Sad, Fat Luck, il fait aussi des concessions à la modernité. C'est ainsi, sur "Job", qu'on entend un mélange de sons clouds, de rythmes trap et d'Auto-Tune. Et les paroles vont avec, traitant de délinquance et d'amis en prison. Mais tout cela, Ceschi se l'approprie selon ses propres termes : il s'emploie davantage à critiquer le capitalisme, s'en prenant à Rick Ross au passage, qu'à exalter le deal de drogue.
Ceschi s'aventure sur d'autres voies, et c'est tout à son honneur. Mais ce ne sont pas ces morceaux plus modernes qui convainquent le plus. A cause de ceux-là et d'une fin en demi-teinte, Sad, Fat Luck n'est pas le meilleur album du rappeur (et chanteur, et guitariste, et patron de label). Mais avec ces grands moments que sont "Lost Touch'', "Take It All Back", "Daybreak", "The Gospel", "Sans Soleil", avec aussi le tube de l'album, ce "Middle Earth" agrémenté d'un ukulélé et d'une intervention à point de Sammus (où le rappeur se réconcilie avec son statut d'artiste raté), il confirme la règle selon laquelle Ceschi, si l'on accepte son rap à vif, ne sait pas faire de mauvais disque. Peu savent, comme lui, célébrer leurs échecs avec autant de réussite.
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