Souvent, à propos de Casey, on cite son insistance à prétendre qu'elle pratique du rap de fils d'immigrés, plutôt que du rap français. Comme pour donner raison à ceux qui le dénigrent parce qu'il est une musique de métèques, comme pour mieux conforter ceux qui nourrissent à l'encontre du rap une image caricaturale, elle s'affiche avec ses textes, sa voix rude et son ton malcommode comme une teigne agressive, tapant sans grande nuance sur tout ce qui fait mal, passé esclavagiste et colonial en tête, présent raciste juste après. De ce fait, il y a quelque chose d'absolument désolant dans le rap de victime qu'elle pratique, tout comme chez La Rumeur, dont elle est proche. Cependant, tout comme eux, elle excelle dans ce registre.

CASEY - Libérez la bête

Elle l'a démontrée sur Tragédie d'une trajectoire, puis mieux encore sur Libérez la bête. Ces albums officiels (deux seulement, malgré une longue carrière) sont de grande qualité. Le second, toutefois, est supérieur. La musique y est classique, fonctionnelle et d'obédience boom bap, avec même des scratches à l'ancienne, la production de Laloo et Héry est sobre et aride, elle ne fait que souligner le propos, mais le tout est plus subtlil que sur l'album d'avant. Et si Casey n'a rien perdu de sa colère, si elle y est toujours hostile, elle s'y montre moins frontale.

Au milieu de dénonciations plus convenues, Tragédie d'une trajectoire comprenait de grands moments comme "Chez moi", une description juste des Antilles, contraire à leur image de carte postale. Or, Libérez la bête systématise cette approche. Ce titre, "Primates des Caraïbes" en offre en quelque sort la suite. "Sac de Sucre", quant à lui, adopte la même approche : faire parler ces descendants d'esclaves, plutôt que de laisser aux Blancs le soin de le faire. Ou parfois, c'est l'approche inverse que Casey adopte. Elle prend le point de vue de l'ennemi, elle parle avec son vocabulaire, pour mieux l'invalider. C'est ce qu'elle fait sur "Libérez la bête", un morceau où les sauvageons des cités sont comparés à un animal. Mais le cas d'école, c'est "La Créature Ratée". Plutôt que de dénoncer le racisme comme tant d'autres avant lui, ce morceau en souligne la bêtise en décrivant des Noirs avec les mots d'un colonisateur du XIXème siècle.

L'ennui, l'aliénation et le désespoir des quartiers sont traités, mais par touches, comme sur "Premier rugissement". Le propos est moins général, moins générique, plus personnel que sur l'album précédent, comme sur ce "Rêves illimités" qui pourrait bien être le morceau majeur de l'album. Casey nous parle de gens, comme ce voyou des cités vieilli dont elle brosse le portrait tragique sur "Marié aux tours". Et puis il y a autre chose encore. Ce n'est certes pas la force la plus visible de Casey, de prime abord. Sa voix hargneuse et sa posture intimidante de créature renfrognée prête à mordre le dissimulent bien. Pourtant, la rappeuse a de l'humour. Elle le prouve avec ces exercices de style que sont le déversement de bille de "Mon plus bel hommage", avec "A la gloire de mon glaire", un morceau tout entier dédié au thème du crachat, et avec "Apprends à t'taire", une attaque savoureuse contre les rappeurs d'opérette.

Comme dit plus haut, Cathy Palenne prétend faire du rap de fils d'immigré. Fille d'immigrée, pourtant, elle ne l'est pas. Certes, quand on est noire et qu'on sent la cité, c'est parfois tout comme. Mais elle est originaire de Martinique, elle a grandi à Rouen, puis elle s'est établie au Blanc-Mesnil, en région parisienne. Elle est française. Elle l'est même à 200%. Sa musique le démontre. Ses thèmes sociaux, c'est la tradition française. Ce pessimisme viscéral qui se désole de la bêtise des hommes, c'est la tradition française. Ces textes aboutis, précis et forts en allitérations, qui jouent sans emphase mais avec classe d'un vocabulaire canaille, c'est la tradition française. Cette prépondérance des paroles sur la musique, cette primauté du sens sur le son, c'est la tradition française. Cette indépendance forcenée, cette défiance envers le succès, cette hostilité pour l'industrie du divertissement, c'est la tradition française. Cette interdisciplinarité culturelle qui la conduit à jouer au théâtre, ou à collaborer avec Serge Teyssot-Gay de Noir Désir, tout comme avec d'autres rockeurs, c'est la tradition française. Cet adoubement par Normale Sup ou les médias intellos, dont pourtant elle se méfie, c'est encore la tradition française. Casey, c'est la chanson réaliste et contestataire à l'heure du rap. Casey, c'est totalement la France. Et loin d'être un reproche, c'est au contraire un vrai compliment.

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