Depuis quelques mois, nous observons une bien vilaine chose dans la critique musicale : le retour de la morale. Vu que le rap a gagné, puisque ses détracteurs ont été défaits, on est passé à une autre stratégie : séparer l'acceptable du mauvais, distribuer les bons points. Comme il n'est plus possible de combattre cette musique qui est partout, qu'elle accepte au moins de se plier aux règles de la bienséance, qu'elle soit adulte et responsable. Qu'en soient distingués ses premiers de la classe, ses gendres idéaux, ceux dont le mot d'ordre répond à un impératif progressiste, Kendrick Lamar par exemple. Et que soient voué aux gémonies les rustres comme Kodak Black, ces gens au comportement répréhensible, ces agents du diable.

KODAK BLACK - Heart Break Kodak

Il n'est pas injustifié de condamner Kodak Black. Il y a bien quelque chose d'indécent dans le geste de ce rappeur floridien qui, alors qu'il est sous le coup depuis plusieurs mois d'une accusation pour agression sexuelle, sort le 14 février 2018 un projet de la Saint Valentin, Heart Break Kodak, où il assume d'être indélicat en amour. Mais de là à ne plus juger que l'homme, de là à en oublier que ce qu'il nous offre, c'est d'abord de la musique, il y a un gouffre… Un gouffre que n'en ont pas moins franchi nombre de critiques. A les lire, leurs préoccupations éthiques se sont substituées à leurs jugements esthétiques. Il n'est plus possible d'évaluer Kodak Black que sous un angle : celui du violeur. Et il faut décréter que Heart Break Kodak est une œuvre décevante, ratée, mineure. Alors qu'en vérité ce n'est pas le cas. Loin de là.

Cet album est, en fait, tout comme les précédents : loin d'être irréprochable, mais riche en morceaux d'anthologie. Il y a des moments, certes, où le Floridien surjoue son numéro de cœur brisé, et où les sons défilent en roue libre. Mais il y a aussi tous les autres, ceux où son rap, douloureux et marmonné comme jamais, parvient à ses fins : montrer combien le tourmentent ses sentiments, des sentiments dont il ne sait pas trop s'il doit s'y soumettre ou les nier. "Bill and Jill", une divagation sans refrain, déclamée d'une voix blanche et fatiguée et où il est question de relations sans amour (mais avec drogues et bijoux), est le premier de ces titres notables. "Helluva Love" et le conclusif "Feb 14" en sont deux autres, qui évoquent à quel point passion et délinquance sont inconciliables. "Fuck With You", avec Tory Lanez, est bel et bien ce qu'elle cherche à être : une jolie chanson d'amour ghetto. Et il faut retenir aussi "Codeine Dreaming", une collaboration un peu hors sujet avec Lil Wayne (elle était déjà sur Project Baby 2), mais une pièce de plus à rajouter à la longue liste des parallèles entre drogue et espace.

Plus mémorable encore, "Hate Being Alone" est une complainte chantonnée, soutenue par un superbe piano pathétique, où l'on perçoit toutes les insécurités du rappeur, sa peur de l'abandon, celle de la prison, des peurs dont le seul remède est le support d'une femme. Et puis il y a "When Vultures Cry", une anomalie sur ce projet avec ses sons funk eighties (il s'inspire du "When Doves Cry" de Prince), ses raps en mode freestyle enregistrés par téléphone, mais qui continue à creuser le même thème. Kodak Black, avec une intensité inégalée, y retrace son parcours et s'y présente sous les traits d'un charognard sensible.

Après avoir écouté de tels morceaux, laissons donc les connards distribuer des prix Pulitzer à Kendrick Lamar. Laissons-les transformer le rap en un musée, laissons-les l'embaumer, le momifier. Et continuons à parler de Kodak Black pour ce qu'il est : un violeur, c'est fort probable, un type infréquentable, assurément, un criminel impardonnable, mais aussi, malgré ses nombreuses et ses inqualifiables imperfections, le grand rappeur de notre temps.

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