Avec tact, Karim Hammou a intitulé son livre, Une Histoire du Rap en France. "Une histoire", donc, et pas "l'histoire". Car c'est à travers un filtre particulier, celui de la sociologie, que ce chercheur au CNRS a choisi d'aborder le sujet. D'autres que lui, par le passé, ont essayé d'analyser le rap sous le même angle, et cela n'a pas toujours été un bon souvenir. Souvent, ils ont ramené cette musique au rang de simple manifestation sociale, reléguant à l'arrière-plan sa dimension esthétique, la niant presque, avec une morgue plus ou moins consciente. Mais les temps ont changé. Karim Hammou appartient à une autre génération de sociologues : celle qui a grandi avec le rap, celle qui sait en parler sans malveillance, certes, mais aussi sans son contraire, sans cette détestable bienveillance démagogique et paternaliste qui se manifeste tout autant, quand la culture savante et universitaire cherche à en traiter d'un tel sujet.
On peut faire un reproche à Karim Hammou : celui d'étudier son sujet sous cloche, de parler du rap français de manière isolée, sans élargir le champ à d'autres pays, voire à d'autres genres musicaux. Il se réfère peu au modèle américain. Le sujet semble si peu l'intéresser qu'il commet quelques erreurs à son sujet, par exemple quand il présente le Tom Tom Club comme des Anglais (p. 22), ou quand, via une citation, il semble nous parler du Crash Crew comme d'un groupe de femmes (p. 61). Aussi, quand il décrit le modèle économique qui se construit entre les labels rap indépendants et l'industrie du disque au cours des années 2000, il ne précise pas que le même existait déjà, depuis les années 80-90, dans le monde du rock anglo-saxon.
Mais après tout, Karim Hammou est libre de délimiter son sujet. Et son livre est fidèle à son titre : il s'agit, bel et bien, d'une histoire du rap français. Les outils qu'ils utilisent sont ceux de la sociologie, quand il décrit comment se fondent des groupes, comment se nouent des alliances et comment se mettent en place des stratégies de succès. Son style, parfois lourd et répétitif, est celui d'un universitaire. Mais il nous raconte pour de bon comment, en France, se sont constitués une scène et un milieu rap, comment ceux-ci ont évolué dans le temps et comment le rap a gagné sa place dans l'industrie du disque, auprès des auditeurs et dans la société française. Il parle de ses acteurs, de ses médias et de ses grands standards, Et il le fait sur une longue période, des pionniers des années 80, jusqu'au triomphe du rap par KO, après 2010.
Seul un passage relève de la sociologie pure, quand vers la fin, Karim Hammou nous raconte comment se structure une carrière dans le rap à partir des années 2000. Il décrit alors avec minutie la relation qui s'instaure entre un underground fait de médias spécialisés et de labels indépendants, et l'industrie de la musique. Il montre comment le premier sert de colonne vertébrale aux artistes, comment, sans lui, leur carrière serait fugace. Illustrant son propos par des faits réels, l'auteur maquille alors le nom des artistes et des médias, et son propos devient désincarné. Mais partout ailleurs, et c'est tant mieux, la sociologie n'est qu'un prétexte : Karim Hammou a relaté, pour de vrai, la longue aventure du rap dans un pays étranger, le nôtre.
Du coup, parce que ce livre se montre finalement très factuel, il lui manquerait presque une thèse, une idée force. Il y en a bel et bien une, pourtant, défendue par l'auteur dès le début : contredisant ses détracteurs du dimanche, qui le considèrent souvent comme un objet clairement défini et identifié, doté de caractéristiques claires et intangibles, Karim Hammou présente le rap, au contraire, comme un concept mouvant qui change de sens et de contenu en fonction de l'époque, du contexte, de ses acteurs et de son exposition médiatique. Il montre par exemple comment les médias ont fait du rap français ce qu'il est, comment ses fans, d'abord hostiles à cette vision réductrice de leur musique, ont fini par revendiquer ce que journaux, télévision et politiques ont voulu en faire : la culture des banlieues. Ainsi dit-il :
L'assignation médiatique et politique du rap aux banlieues confère à la jeunesse masculine des quartiers populaires un rôle particulier, celui d'incarner à la fois les producteurs et les consommateurs par excellence de cette forme musicale. Le monde du rap s'approprie cette définition du genre au cours des années 1990 et érige la rue, en tant qu'espace de socialisation privilégié d'une jeunesse masculine précarisée, au rang d'expérience sociale fondatrice (p. 238).
Si la thèse de Karim Hammou n'est pas toujours visible, c'est qu'il doit naviguer sur une eau trouble : il cherche à rendre compte de la réalité du rap français, il veut parler de sa nature changeante et de la diversité de ses publics. Il dénonce aussi la facilité du parallèle entre les banlieues françaises et les ghettos afro-américains. Mais en même temps, il ne veut pas nier ce que le rap doit à la banlieue, alors que ses plus ardents défenseurs proclament eux-mêmes qu'il est le produit de la rue. Il sait le débat piégé, et c'est tout le mérite de son livre que de louvoyer entre ces écueils, au risque de laisser croire parfois que son cap n'est pas clair.
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