Avec le temps, cet underground hip-hop qui a suscité tant d'espoir à la fin des années 90 s'est stabilisé en quelque chose de bien défini. Alors qu'il était à l'origine épars, divers, multiformes, et qu'il nous faisait une promesse alléchante de renouvellement, il est devenu au bout du compte l'apôtre de la conservation, et le refuge ultime d'un rap de facture classique qui se refuse à mourir. Jean Grae et 9th Wonder ont tous les deux hardiment représentés cette tendance. La première, autrefois appelée What? What?, ancienne membre dans les années 90 du groupe new-yorkais Natural Resource, a défendu un rap de type battle et lyrical. Quant au second, producteur de Little Brother, il a privilégié un style boom bap très traditionaliste.

JEAN GRAE & 9TH WONDER - Jeanius

Pour que les choses soient claires quant au type de rap défendu, Jeanius, l'album que Jean Grae a conçu en tandem avec 9th Wonder, propose quatre pochettes alternatives (l'auditeur, qui les trouve toutes dans le livret, peut choisir celle qui lui convient le mieux), qui chacune détourne un grand classique du rap East Coast, substituant les deux intéressés aux rappeurs d'origine : It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back de Public Enemy, Only Built 4 Cuban Linx de Raekwon, A Wolf in Sheep's Clothing de Black Sheep, et Dead Serious de Das EFX.

Tsidi Ibrahim, alias Jean Grae, n'est pas née aux Etats-Unis, mais au Cap. Elle est la fille de deux jazzmen sud-africains. Au micro, cependant, elle est une pure new-yorkaise, une amoureuse du texte. Jeanius le prouve encore, qu'elle s'y livre à des démonstrations d'habileté verbale, à des jeux avec les mots et les sons ("#8"), à du rap "conscient" (contre les proxénètes, sur "American Pimp") ou à des moments intimes comme ce "Billy Killer", concernant un amant dévoué, ce "Love Thirst" très sensuel, et surtout "My Story", à propos de son expérience de l'avortement.

Cet album a failli ne jamais voir le jour. Prévu à l'origine pour 2004, il a été piraté sur Internet, et du coup, il n'a plus été question de le sortir. D'autant plus qu'en avril 2008, la rappeuse a annoncé son intention (non suivie des faits) de raccrocher le micro. Jeanius, toutefois, a été sauvé par Talib Kweli qui, en juillet de la même année en a publié une version définitive sur son label, Blacksmith Records. Entretemps, du fait de son statut de lost classic, l'aura de l'album a grandi, et c'est presque sous le statut de classique underground, qu'il finit par voir le jour.

Ce titre est exagéré, car Jeanius souffre pour partie d'une tare caractéristique de Jean Grae, de la production de 9th Wonder et, plus généralement, de ce type de rap underground. Peaufiné, adroit, bien ficelé, nourri de beaux samples coupés au cordeau, il en est souvent monotone. Pourtant, même si rien n'est neuf, Jean la rappeuse battle fait son effet sur des morceaux comme "2-32′s", et elle convainc tout autant quand elle fait preuve d'introspection, interrogeant sa nature binaire sur le très bon "Don't Rush Me", et empruntant la route de la rédemption sur le tout aussi marquant "Desperada". Jeanius n'est pas obligatoirement le chef d'oeuvre de Jean Grae. Mais il est peut-être l'album qui la définit et qui la résume le mieux.

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