Depuis plusieurs mois, c'était acquis : Cardi B était destinée à devenir la nouvelle reine du rap. Son parcours a été sans faute. Belcalis Almanzar nous a tout donné : du rêve américain, avec son destin de stripteaseuse devenue star par le biais des réseaux sociaux ; du people, avec sa romance avec Offset, dont elle vient d'avoir une petite fille ; et de la musique, enfin, avec des mixtapes réussies, puis une suite de tubes au succès phénoménal : deux singles numéro 1 aux Etats-Unis, "Bodak Yellow" et "I Like It" (les premiers pour du rap féminin depuis Lauryn Hill), et en avril 2018, 13 morceaux classés simultanément dans le top 100 du Billboard. Dans le même temps, elle sortait un premier album, Invasion of Privacy, qui rencontrait une conséquente réussite commerciale, ainsi que l'unanimité de la critique. Bref, la mise sur orbite a été réussie.

CARDI B - Invasion of Privacy

Rien de surprenant, donc, si Cardi B dédie cet album à son propre succès. C'est là le thème majeur, annoncé dès l'introductif "Get Up 10". Sur ce titre triomphant construit en crescendo à la mode de Meek Mill, la rappeuse retrace son parcours, de ses débuts dans la pauvreté à ce moment présent, où elle s'apprête à agresser la concurrence à coup de chaussures Louboutin. Sa réussite matérielle, elle en parle ailleurs : avec morgue ("Bodak Yellow"), de manière extravagante ("Money Bag"), avec une assurance apaisée ("Best Life"), sur un mode humoristique ("Drip") ou dans un déluge de marques ("Bartier Cardi"). Partout, elle l'exalte.

Cardi B est fière. Fière d'être une créature attirante et dominatrice sur le salace "She Bad". Fière aussi d'être une Latina quand, avec les hispanophones Bad Bunny et J Balvin, la New-Yorkaise d'origine dominicaine et trinidadienne refond le "I Like It Like That" de Pete Rodriguez. Fière enfin d'être une femme. Cela n'a rien d'un hasard, en effet, si son succès survient à l'époque du mouvement #MeToo. Les mots d'ordre de Cardi B sont féministes, quand elle transforme une ode aux fellations (le "Chickenhead" de Project Pat) en une célébration de la sexualité féminine, quand sur "Be Careful", elle menace son amant volage de rétorsion, ou quand, sur "I Do", elle déclare avec SZA que rien ne l'empêchera de faire ce qu'elle désire.

Profitant du support d'une palanquée de producteurs (DJ Mustard, Murda Beatz, Frank Dukes, Boi-1da et tant d'autres), renforcé par des gens venus de tous les horizons du rap et du R&B (Chance the Rapper, Migos, 21 Savage, YG, SZA, Kehlani), voire du monde hispanique, abordant plusieurs styles musicaux, malgré la domination des rythmes trap music, basculant de l'agression à l'introspection, en passant par le sens de la fête, Invasion of Privacy, en véritable blockbuster, cherche à toucher un panel large. Il a été taillé pour le succès, qu'il a très vite rencontré. Et cependant, il n'est pas très éloigné des deux mixtapes qui l'ont précédé.

Cardi B a le mérite d'avoir livré, pour l'essentiel, un disque de hip-hop, alors que la tendance naturelle pour les rappeuses en route pour le triomphe est de sacrifier au chant, aux romances et au R&B. Ceux-ci pointent leur nez sur Invasion of Privacy, quand sur "Ring", avec Kehlani, ou sur le joli "Thru Your Phone", avec Ali Tamposi, l'intéressée exprime ses angoisses amoureuses. Mais pour le reste, Cardi B connaît ses classiques (sa référence à Project Pat, l'influence du "No Flockin" de Kodak Black sur "Bodak Yellow"), elle est plus orgueilleuse que vulnérable, et elle le prouve avec une langue bien pendue. Et c'est là son mérite : d'avoir sorti un album très grand public, mais sans vilains compromis ; de n'être pas vraiment révolutionnaire avec sa trap music de saison, mais de représenter un aboutissement pour plusieurs décennies de rap au féminin.

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