Rarement un groupe de filles n'a connu autant de succès que TLC. Jamais aucun n'a vendu autant de disques dans le monde, à l'exception, à la même époque, des Spice Girls. Et l'album de la consécration, le plus emblématique du trio formé par Tionne "T-Boz" Watkins, Lisa "Left Eye" Lopes et Rozonda "Chilli" Thomas, celui qui a écoulé le plus d'exemplaires, celui dont le titre résume le mieux l'essence même du groupe, est CrazySexyCool, leur second. Il est leur projet central, du fait de ses chiffres de vente phénoménaux, de sa qualité, mais aussi parce qu'il accompagnait deux évolutions majeures de la musique américaine dans les années 90.
La première de ces évolutions concerne le R&B ; ou plus exactement, la rencontre entre le rap et le R&B, qui avait commencé avec le new jack swing de Teddy Riley, et que poursuivait alors Jermaine Dupri, l'un des producteurs du trio, avec Babyface et Dallas Austin. Dès leur premier album, cette fusion des genres avait été manifeste, mais le second la parachevait. Tandis que sur Ooooooohhh... On the TLC Tip, TLC jouait la carte d'un hip-hop grand public, la composante rap s'atténuait sur CrazySexyCool, en raison des déboires de Left Eye, la rappeuse du groupe, alors en prise avec ses démons : sa relation tumultueuse avec le footballeur américain Andre Rison, qui l'avait conduite à incendier sa maison, ainsi que ses problèmes d'alcoolisme. A l'heure où les deux autres enregistraient cet album, elle était en cure de désintoxication.
De ce fait, CrazySexyCool proposait un cocktail plus équilibré : un tiers de R&B, représenté par les vocalises suaves de Chilli (la face sexy du trio) ; un tiers de funk à la Prince (son titre "If I Was Your Girlfriend" était repris ici), un registre prisé par T-Boz (la fille cool) ; et donc, ce versant hip-hop que Left Eye (la "crazy" des trois) défendait. Le rap devenait moins visible, mais il restait décisif, ne serait-ce que par la présence de Busta Rhymes et Phife Dawg sur les interludes, ou l'appui d'un certain Sean "Puffy" Combs. Il se manifestait aussi, en dehors de très attendues déclarations d'amour et d'élans érotiques ("Red Light Special"), par un soupçon d'insolence et de commentaires sociaux, à rebrousse-poil de la fadeur sentimentaliste du R&B traditionnel.
C'était le cas sur le single "Creep", qui proclamait le droit des femmes à gouverner leur vie sexuelle, quitte à se lancer dans des aventures extra-conjugales, tout autant que sur "Kick Your Game", un autre grand titre, où les membres du trio faisaient part de leurs exigences envers leurs partenaires mâles. Cette posture de filles sensuelles, mais qui ont des choses à dire, c'était aussi ce qui faisait la force du morceau de bravoure de TLC, du vrai sommet de toute leur carrière, le somptueux single "Waterfalls", écrit par Left Eye (les paroles seront gravées plus tard sur son cercueil…). Ici, dans le prolongement de ces débuts où elles s'exhibaient couvertes de préservatifs, les trois filles abordaient, entre autres, l'épineux sujet du SIDA.
Cette chanson avait une autre particularité : y contribuaient de nouveaux producteurs, absents du précédent album : Organized Noize. Et avec eux, c'était toute une équipe qui commençait à faire parler d'elle : la Dungeon Family. Deux autres de ses membres, alors méconnus, étaient présents sur cet album : Cee-Lo Green, futur Goodie Mob et Gnarls Barkley, qui contribuait aux chœurs sur "Waterfalls" ; et un certain "Dre from Outkast", aujourd'hui André 3000, qui prêtait ses raps au dernier titre, "Sumthin’ Wicked This Way Comes". Auprès de TLC, se préparait en fait l'autre grande révolution de la fin de la décennie 90 : l'affirmation auprès du grand public du rap du Sud des Etats-Unis, la démonstration qu'il allait, sans complexe, faire exploser les règles et les rigidités du genre. Via ce groupe de R&B féminin, s'annonçait aussi l'émergence de la scène d'Atlanta, et sa future prise de pouvoir, en tant que nouvelle capitale du hip-hop.
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