Certains ont considéré qu'Eternia était la plus grande rappeuse du Canada. Ce qui est sûr, c’est que le profil de cette native de la capitale, Ottawa, colle parfaitement à l’image qu’on se fait du pays du Grand Nord : elle est blanche, et elle s'adonne à un rap plutôt responsable et progressiste, alimenté par cet underground (elle a collaboré avec des gens comme les Demigodz, la Atoms Family, Moodswing 9...) qui s’est si bien acclimaté en ces terres septentrionales.

ETERNIA - It’s Called Life

Silk-Anne Kaya, de son vrai nom, est même fermement féministe, dans les textes de ses raps comme dans ses prises de position. Elle a lancé notamment la campagne "My Favorite Rapper Wears A Skirt" (mon rappeur préféré porte une jupe ; vous pouvez même vous procurer les t-shirts), destinée à casser les clichés sexistes de sa musique de prédilection.

It’s Called Life est son premier album. Et ce disque, qui n’aurait jamais été autre chose que confidentiel aux Etats-Unis, a été nommé aux Juno Awards, l’équivalent des Grammy Awards dans cette partie du monde, ses Victoires de la Musique. Difficile d'imaginer le même destin, de l’autre côté de la frontière, à un album dont les invités sortent tous du Who’s Who de l’underground new-yorkais.

Pour épauler la Canadienne, on retrouve Wordsworth, Freestyle des Arsonists, et Helixx C. du collectif féminin Anomolies. Et naturellement, La recette employée se plie aux canons du rap East Coast des années 90 : boucles, samples, scratches (ceux de de DJ Dopey sur "Family") et raps ciselés. Pour la rappeuse, il semble important de prouver ses qualités de "lyriciste" (elle s'essaye même à la spoken poetry, sur "Death"), au risque de se montrer parfois un peu verbeuse.

Car Eternia a des choses à dire. Des choses personnelles, comme le titre le suggère, comme cette pochette qui la montre enfant. Elle confie des choses très intimes, l’exemple le plus évident étant "Love", la pièce majeure de l’album, celle où, avec sa sœur Jessica au chant, elle rend hommage à l’amour d’une mère qui eut à subir la violence de son époux, un titre si marquant qu’Amnesty International l'utilisera pour une campagne contre la violence faite aux femmes.

Ce n’est pas le seul titre biographique. Sur "Control", par exemple, Eternia s’interroge sur la volonté de contrôle qui a pollué une relation amoureuse passée. Ailleurs, dans un autre registre, mais toujours avec la même posture cérébrale, elle philosophe sur la fuite du temps ("Time"). Fièrement, aussi, elle affirme sa résilience, sa capacité à gérer l’adversité. Elle s’en prend à ses détracteurs sur "Hate". Et sur "Evidence", un titre construit sur un sample du "Good Vibrations" des Beach Boys (un crime de lèse-majesté, mais qui néanmoins fonctionne), Eternia joue des coudes pour se faire une place dans le monde du hip-hop, égratignant au passage la star d'alors (et d’aujourd’hui encore), Kanye West.

Cette place, elle se la fera. Pas à l’échelle de Kanye, certes, mais tout de même. Quelques années après, en duo avec le producteur MoSS, un compatriote, elle s’installera dans le paysage musical canadien, tout autant que dans l’underground américain, dont elle rejoindra l'un des labels phares, Fat Beats. Elle deviendra un apôtre du féminisme, intervenant sur le sujet en écoles et en séminaires, ou collaborant avec des collègues suivant les mêmes orientations, comme Jean Grae, Tiye Phoenix des Polyrhythm Addicts, et quelques autres. En somme, elle sera la représentante nordique de ce rap pas toujours aussi novateur qu’il s'imagine, mais fidèle au boom bap et imprégné de conscience sociale.

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