Le rap français, c'est l'enfer : il est pavé de bonnes intentions. Certains, par le passé, ont pu lui reprocher ses excès supposés. Mais la vérité, c'est qu'il est plutôt sage, et qu'il s'est longtemps paré d'une certaine posture morale, fût-elle contraire à celle de ses détracteurs. Longtemps convaincu qu'il avait une mission, il a souvent voulu porter un message. La France, en effet, c'est le pays du "rap conscient", c'est celui qui est resté si longtemps le regard rivé vers New-York, où a souvent sévi le hip-hop le plus social. Et puis, petit à petit, fort heureusement, tout cela a changé. Booba, la vraie star du rap d'ici, est l'un de ceux qui s'est affranchi de cet encombrant impératif. Il n'est donc pas surprenant si c'est l'un de ses collaborateurs qui, sur le tard, en 2013, a su offrir son grand classique à la portion la plus immorale du rap français.
Le parcours de Kaaris a été accidenté. Après avoir grandi à Sevran, Okou Gnakouri a un temps laissé tomber le micro pour tenter une aventure en Côte d'Ivoire, son pays de naissance, avant que la guerre civile ne le pousse à revenir en France. De retour en région parisienne, il se lie à quelques figures du rap local, Despo Rutti notamment, et plus tard, donc, Booba, qui l'invite sur sa mixtape Autopsie 4, puis sur l'album Futur. Par la même occasion, Kaaris s'acoquine avec les principaux producteurs de ce disque, 2093 et 2031, à savoir le duo Therapy, avec lequel il fonde Therapy Music. Le rappeur sort aussi la mixtape Z.E.R.O, en 2012, qui prépare la sortie, sur major (le label, AZ, est affilié à Universal), d'Or Noir. Tout, donc, était alors réuni pour la déflagration. Il ne restait plus à Kaaris qu'à dégainer son meilleur rap. Ce qu'il fit.
Le meilleur rap de Kaaris, c'est une suite intarissable de punchlines et un sens de la formule inné, rendus plus délectables encore par sa hargne et par son immoralisme. Le rappeur ne recule en effet devant rien, violence, sexe, stupéfiants, pour revenir à la nature essentielle du rap : un égo-trip, un fascinant concours de grosse bite. Matérialisme éhonté, deal de drogue, envies de brutalité conjugale, de meurtres ou d'agression sexuelle, giclées misogynes et homophobes, saillies anti-Marianne et anti-police, pornographie, délinquance, terrorisme, islamiste ou pas, fascination pour les armes. Tous les interdits, toutes les outrances et tous les vices se sont donné rendez-vous sur Or Noir. Il n'y a plus de limite, et ça en est libératoire.
Or Noir corrige la pudibonderie qui a longtemps entravé le rap hexagonal. Il l'envoie valser. Et pourtant, il est bel et bien un album de musique française. On l'entend avec ce primat qui, bon an mal an, est encore attribué aux paroles, fussent-elles dépouillées de message. On le constate aussi avec ces beats qui, tout efficaces, adéquats et travaillés qu'ils soient, se contentent souvent d'un statut fonctionnel, qui ne visent qu'à souligner et à décupler, de la manière la plus patate possible, les textes bulldozer du rappeur. Avec ces sons synthétiques simples, cogneurs et tapageurs, leur modèle est certes, indubitablement, la trap music d'Outre-Atlantique, mais on y trouve rarement les petites mélodies indolentes et enfantines qui font elles aussi la saveur de la musique d'Atlanta. Celle de Therapy ne fait que bastonner.
A part quand Kaaris prend la pose du sentimental, avec Auto-Tune ("MBM") ou sans ("Paradis ou Enfer"), ou bien sur une instru cloud rap ("Or Noir"), cette musique est sans pause. Elle est sans rémission et sans pitié, tant et tant que l'album, au bout de 18 titres intenses, en devient exténuant. Il n'y a pas la moindre alternative à la grosse voix de Kaaris. Il n'invite même aucun rappeur, hormis Booba, qui ne fait que pousser la chansonnette sur un refrain insignifiant.
Toutefois, toute considération éthique mise de côté, ce caractère monolithique et épuisant est bien le seul reproche à faire à cet album. En dépit de sa longueur, et malgré les capacités d'endurance qu'il réclame à l'auditeur, Or Noir se montre fidèle à son nom. Brillant et éclatant comme le métal précieux, sale et visqueux comme le pétrole, il mérite le statut qui lui est désormais dévolu : celui de référence ultime de la trap music à la française, par son efficacité absolue, comme par son refus catégorique de toute précaution morale. Kaaris lui-même le dit dès le premier titre : "je suis capable du meilleur comme du pire, et c'est dans le pire, que je suis le meilleur". Effectivement. Et il l'a démontré avec brio sur ce disque. Vive le mal.
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