L'un des cartons de 2015 aura donc été Straight Outta Compton, un film qui a plongé le grand public au cœur du rap, en se penchant sur la carrière du groupe le plus emblématique de la veine gangsta de ce style musical : N.W.A. Celui-ci, en effet, aura été le grand succès de l'été au box-office américain, et il est devenu le biopic le plus regardé de l'histoire. Le phénomène est important, du point de vue cinématographique. Mais le film signifie aussi quelque chose pour la musique dont il traite : son triomphe, son ancrage comme genre au centre de son temps, et ce à travers plusieurs générations, son public pouvant compter des quadragénaires qui ont grandi avec cette musique, tout autant que les cadets et rejetons de ces gens.
C'est là, assurément, la première explication du succès de Straight Outta Compton : un peu comme toutes ces émissions télévisées qui nous invitent à revivre les décennies passées, il joue la carte nostalgique, il interpelle des gens pour qui Dr. Dre, Ice Cube, Eazy-E et les autres (voire des rappeurs célèbres qui ont suivi, Snoop Dogg et 2Pac, tous deux habilement mis en scène dans le film) ont été des noms importants de leur jeunesse. Et pour les plus jeunes, ceux qui n'ont pas connu cette époque, il apporte une histoire, des racines, une généalogie, à la musique cardinale de leur temps. D'autant plus que le rap qui a gagné, celui qui règne aujourd'hui, est bien le rap gangsta. C'est lui qui domine le genre, dans sa veine le plus intellectuelle ou la plus polémique. Il n'est pas sûr qu'un biopic sur A Tribe Called Quest, voire sur Public Enemy, ait eu le même retentissement.
L'autre raison, c'est que Straight Outta Compton prend peu de risques. Ce film use en effet de recettes éprouvées, employées largement déjà par d'autres biopics consacrés à des stars de la musique, de Ray à La Môme. D'abord, la mise en scène aguicheuse de fantasmes très rock'n'roll, où l'on voit présentées des vies d'excès marquées par le sexe, la drogue et la débauche. Ensuite, en contrepoint, l'usage prononcé d'un certain pathos, la description de personnages rendus attachants par leurs peines et leurs malheurs, dans ce cas précis, racisme, agressions, détresse sociale, perte prématurée des proches et exploitation par l'industrie du disque.
C'est l'atout, et c'est aussi la limite de Straight Outta Compton. Malgré son sujet plus moderne et brûlant que, disons, Ray Charles et Edith Piaf, ce film est banal. Il n'est pas celui que méritait un phénomène aussi révolutionnaire qu'avait été le gangsta rap californien. Le grand intérêt de ce dernier, c'est qu'il était fier et arrogant, c'est qu'il ne cherchait pas à se justifier, qu'il était nihiliste. C'est qu'il était en somme, pour utiliser ce terme intraduisible devenu le synonyme même du rap, unapologetic. Or, Straight Outta Compton, tout à l'opposé, se montre très apologetic. Tout du long, il use de ce vieil argument, énoncé explicitement dans le film, et qui a toujours été l'excuse numéro 1 du gangsta rap : ce dernier ne serait qu'un témoignage, un reportage, le reflet d'un profond dysfonctionnement social.
Si le film ne fait pas des rappeurs de N.W.A. des enfants de chœur (cf. cet épisode où ils s'adonnent à une orgie monstrueuse, avant de terroriser quelques pauvres types avec des flingues), elle les présente sous un jour favorable. On voit ici une poignée de braves types animés d'une sombre mais juste colère, provoquée par ces injustices que sont la pauvreté, la violence, le racisme de la police et la duplicité des maisons de disque. Rien de cela n'est infondé (les abus de la police de Los Angeles dans les années 80 et 90 sont des faits notoires et avérés), mais c'est trop unilatéral. Le portrait des rappeurs du groupe est dans l'ensemble très lisse et bienveillant. Leurs aspérités sont projetées vers des membres de leur entourage, vers le sulfureux Suge Knight par exemple, ou bien vers leur manager Jerry Heller, à tel point que celui-ci a intenté au film un procès pour diffamation.
Comme tant d'autres biopics, Straight Outta Compton dresse une statue aux personnes dont il retrace la carrière. Il est d'autant moins neutre que deux d'entre eux, Ice Cube et Dr. Dre (ainsi que la veuve d'Eazy-E), ont été impliqués dans sa création. Le premier y est incarné d'ailleurs par son propre fils. Tout au long, ces deux là ont le beau rôle. Ice Cube est le premier qui voit clair sur les manigances de son manager, et Dr. Dre est le visionnaire qui saura survivre à celles de Suge Knight. Avec ces personnages, on atteint même des sommets de bons sentiments dans les derniers moments du film, insupportables de mélodrame (le début, lui, se laisse plutôt bien regarder), où il est question d'une éventuelle reformation du groupe, vite avortée, du fait de la mort tragique et prématurée d'Eazy-E.
La sortie et le succès de ce film, en 2015, sont en fait totalement logiques. Tous ces gens ont gagné. Ils font partie des rappeurs qui ont le plus vendu de disques, dans les années 90. Dr. Dre et Ice Cube sont aujourd'hui des quinquas ou quadras respectés, l'un brassant des millions avec ses casques audio, l'autre étant devenu acteur. Ils sont désormais au cœur d'une aristocratie musicale issue de ce temps-là, faite d'un cocktail de musiciens, de critiques et de business men, et qui dispose d'un grand pouvoir de prescription, du fait de sa visibilité et de ses moyens économiques. C'est ce même milieu, par exemple, qui a choisi de nous convaincre qu'une personne comme Kendrik Lamar était le rappeur le plus signifiant de sa génération. Et Straight Outta Compton est une autre de leurs émanations.
On a tous connu ces professeurs qui ont voulu nous rappeler le côté canaille, sulfureux, immoral, qu'avaient eu en leur temps des artistes comme Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, alors qu'ils ne paraissaient à leurs élèves incrédules que les références ennuyeuses de gens ternes, épris d'académisme. La raison de ce décalage, c'est qu'il s'est déployé entretemps un phénomène de légitimation, d'intégration progressive d'un art séditieux au patrimoine commun. Ce phénomène, nous l'observons là, maintenant, tout de suite, avec un film comme Straight Outta Compton. Il est d'ailleurs symptomatique de le voir souvent moins aimé des fans de rap, que de ses néophytes. Car c'est bien cela, la vocation d'un biopic : mythifier, mystifier, rendre légendaire. Il n'y a rarement rien de plus à en attendre. Si on n'accepte pas cette démarche, il faut juste ne pas aller en voir.
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