S'il y a encore des gens pour penser que Ka et Roc Marciano sont avant tout des passéistes boom bap, qu'ils jettent une oreille au dernier projet en date du premier cité, Days With Dr. Yen Lo, l'un des objets rap les plus remarquables sortis en 2015. Celui-ci, un album avec Preservation (ancien Sonic Sum, devenu plus tard le DJ attitré de Mos Def), succédant au EP 1200 B.C que les deux hommes avaient déjà concocté ensemble, ne ressemble à rien de connu. Il est une nouvelle pièce de cette discographie insolite que le rappeur du quartier de Brownsville, à Brooklyn, s'est mis à bâtir sur le tard.
Kaseem Ryan n'est pas un vulgaire revivaliste, car il était déjà présent dans les années 90. Il y a fait partie d'un groupe, Natural Elements, et il a vu grandir près de lui les futurs pontes de la scène new-yorkaise. Mais par manque d'opportunités, ou par discrétion naturelle, il est demeuré dans l'ombre. Et cela explique où il en est aujourd'hui : désormais quadragénaire, il n'a aucun crédit à payer aux anciens.
Ka, qui n'a jamais été célèbre, n'a pas à réinventer une œuvre passée ou à répondre aux attentes des fans. Homme du commun (il est pompier dans la vraie vie), l'industrie de la musique ne le limite pas. Il n'a fait que suivre son chemin, créant seul des formes alternatives de rap, faisant parler de lui sur le tard, au hasard d'une collaboration avec GZA.
Son style, certes, est ancré dans sa ville. Comme à l'époque de Mobb Deep, Ka explore les rues obscures et froides de son quartier dans une ambiance menaçante et paranoïaque. Comme dans les années 90, il entretient un art savant de la poésie sonore, jouant avec adresse des allitérations, concentrant la teneur musicale de son disque sur sa seule diction.
Comme souvent à New-York, son rap est cérébral et référencé. Cela se manifeste par des paroles obtuses, un goût pour l'abstraction et le concept (chaque titre est présenté comme un jour distinct, chiffré dans le désordre), et par ce nom, Dr. Yen Lo, celui d'un savant chinois adepte de lavage de cerveau tiré du vieux film The Manchurian Candidate.
Néanmoins, ce n'est plus le rap new-yorkais d'autrefois. Ka renverse la perspective. Il change le vieux rap de rue en questionnement introspectif, en réflexion sur l'aliénation, en exposé sur les tourments et le conditionnement de l'esprit.
Par ailleurs, ce n'est plus du boom bap. Aucune percussion ne rythme ce disque. Il se limite à des paysages musicaux parcourus de sons bizarres et d'extraits de dialogue. Il se cantonne à quelques samples à penchants psychédéliques, à base de guitares, voire d'orgues ou de cuivres, à des boucles supra-minimalistes de basse, de piano ou de chants féminins évaporés, à des nappes angoissantes, qui s'étendent tels des bruits de fond, tels des bourdonnements. Ensemble, Preservation et Ka sont à deux doigts d'inventer le drone rap.
Nous avions dit ici de The Night's Gambit, le précédent Ka, qu'il poussait à l'extrême sa démarche réductionniste. Cependant, nous avions tort. Avec Days With Dr. Yen Lo, il va plus loin encore dans le dépouillement. Il nous invite à ne plus nous concentrer que sur son seul rap et sur les jeux sonores de ses mots. La musique n'est là que pour les souligner et les envelopper. Rien qu'avec ça, et malgré son phrasé monocorde (peut-être même grâce à lui), Ka nous saisit à la gorge, il nous retourne le ventre, il nous remue les tripes.
PS : à lire aussi, ce long papier de Pure Baking Soda.
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