On peut dire ce que l'on veut de Kanye West, mais sûrement pas qu'il laisse indifférent. Il provoque soit l'admiration, soit la moquerie, et parfois les deux à la fois. Quant aux papiers le concernant, ils crient aussi souvent au génie qu'ils soulignent le mauvais goût du rappeur et producteur. Et quoi de plus logique, puisque génial et de mauvais goût, Kanye West est les deux, que ces caractéristiques sont chez lui indissociables. Cette contradiction, propre au personnage, nul album ne l'illustre mieux que My Beautiful Dark Twisted Fantasy, son plus emblématique, le plus représentatif de son ambition démesurée et de ses rêves artistiques.
Resituons. En 2010, Kanye West se retrouve au milieu du guet. Après les albums de sa trilogie "scolaire", il est sorti de sa zone de confort en 2008, avec 808s & Heartbreak, son disque électronique et minimaliste, le moins consensuel de tous. Puis en 2009, il est devenu l'un des hommes les plus détestés de l'Amérique à la suite d'un esclandre peu élégant pendant les MTV Video Music Awards, où il s'en prend à Taylor Swift. L'année suivante, on le voit réfugié à Hawaï, reclus dans un studio d'enregistrement où il fait venir à peu près tout ce que le rap et la pop music comptent alors de grands noms, afin de préparer un nouvel album qui aurait pu aussi bien être celui de la rédemption, que celui de la chute. Quand ce dernier sort, cependant, c'est la première option qui l'emporte : comme jamais aucun disque avant lui ou presque, My Beautiful Dark Twisted Fantasy récolte un volume insensé de critiques favorables à l'excès.
Excès : ce mot s'applique à absolument tout sur ce disque. Excès d'invités tout d'abord. Ils sont en effet des dizaines à y avoir participé, et pas des moindres. Côté production, et même si leurs travaux n'ont pas toujours été retenus, No I.D., RZA, Primo, Q-Tip, Pete Rock et Madlib sont passés par l'Avex Recording Studio d'Honolulu, comme beaucoup d'autres, moins connus. Côté rappeurs, c'est encore mieux, avec Jay-Z (cela va sans dire), Raekwon, Rick Ross, Pusha-T, Kid Cudi et une Nicki Minaj en grande forme, qui nous sort le couplet de sa vie sur "Monster". En plus de ceux là, John Legend vient représenter le R&B, et Justin Vernon / Bon Iver, l'indie rock. Mais le moment le plus fort, c'est encore "All of the Lights". Non seulement, Kanye West y a-t-il mis un chœur ; il a tenu aussi à ce que celui-ci ne soit composé que de stars, avec entre autres Rihanna, Alicia Keys, Fergie, La Roux, et même Elton John… Dans son audace insensée, Kanye ravale tous ces gens au rang de figurants, dans cette pièce incroyable qu'il dédie à sa personne.
L'excès, c'est aussi le thème qui domine les paroles. Fidèle à lui-même, Kanye West consacre son disque à ses délires égotistes. En fin d'album, sur "Who Will Survive in America", le rappeur a beau citer le "Comment No. 1" de Gil Scott-Heron, la critique acerbe d'un rêve américain qui ne s'appliquerait pas aux noirs, son propos général va à l'encontre de tout ce qu'a défendu le pionnier du spoken word. Ce dernier était engagé pour sa communauté. Kanye, lui, exacerbant la tradition de l'égo-trip, ne parle quasiment que de lui : de son identité, de sa célébrité, de sa richesse, de ses misères affectives, de ses envies sexuelles, de ses addictions, de ses faiblesses et de ses états d'âme. Le titre de l'album commence par "my", et il ne ment pas sur la marchandise. Même si certains critiques ont proclamé qu'à travers lui, Kanye aurait brossé le portrait de l'homme de notre époque, individualiste, matérialiste, schizophrène et déchiré.
L'excès, enfin, c'est la musique. Alors que chaque album précédent de Kanye West avait une tonalité particulière, celui-ci les compile toutes : soul, titres orchestrés tout en grandiloquence, minimalisme électro, emprunts au rock ou au R&B. My Beautiful Dark Twisted Fantasy, c'est un immense carambolage de raps, de chants, de chœurs et d'auto-tune, de guitares, de violons, de trompettes, de sirènes, de pianos dégoulinants, de sons électroniques carillonnant et virevoltants, et de bien d'autres choses encore. Tout se succède et se pénètre à toute allure. A cela s'ajoutent les samples et les emprunts voyants aux artistes du passé, Gil Scott-Heron, mais aussi King Crimson, le titre mammouth "Power" réactualisant leur "21st Century Schizoid Man". Enfin, plusieurs morceaux se prolongent bien au-delà du raisonnable, atteignant les 6, les 7 ou les 9 minutes, semblant interminables, comme le posse cut de "So Appalled", la guitare larmoyante de "Devil in a New Dress" ou la sorte de vocoder insupportable sur "Runaway". Et même quand on croit ces longs titres terminés, ils recommencent, à l'image de "Dark Fantasy".
Et comme si le disque en lui-même ne suffisait pas, il y a tout le tintouin autour. La pochette originale, montrant Kanye s'accouplant à un ange à la peau blanche, fait tout exprès pour la provoc' ; ou plutôt les pochettes, des versions alternatives ayant été prévues pour contourner la censure. Les titres en téléchargement gratuits, aussi, offerts dans l'attente de la sortie du disque. Et puis ce long film de 30 minutes, mettant en scène des ballerines et le top model Selita Ebanks déguisée en phénix (Kanye West la voulait nue, à l'origine…), censé illustrer à l'origine le morceau "Runaway", mais passant en revue la plupart des morceaux de l'album.
De tous les points de vue, My Beautiful Dark Twisted Fantasy est trop. Trop long, trop clinquant, trop chargé, trop narcissique, trop osé, trop tiré par les cheveux. Et pourtant, il tient debout. Il pourrait même bien être l'œuvre magistrale de Kanye, comme les critiques l'ont vanté. Tout comme son auteur, il est à la fois irritant et brillant, dans une égale mesure. Mais comme l'a dit un jour un autre mégalomane notoire, il n'y a qu'un pas du ridicule au sublime.
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