It Takes a Nation of Millions..., Paul’s Boutique, Endtroducing… et People’s Instinctive Travels… Il semble bien que les albums rap ou apparentés traités par la collection 33 1/3 appartiennent tous à la même catégorie, celle du hip-hop débridé et chargé en samples qui a su conquérir les college radios et le cœur de la critique rock, trahissant ainsi, par la même occasion, l’origine et les goûts des instigateurs de la série. Seul un Illmatic plus sobre et plus austère fait exception, à la limite. Et encore, l’aura de ce disque a franchi les frontières du genre depuis belle lurette.

SHAWN TAYLOR - People’s Instinctive Travels and the Paths of Rhythm

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Cependant, seul le livre consacré au premier album d’A Tribe Called Quest, affiche avec autant de franchise sa sensibilité. L’auteur, Shawn Taylor, précise en effet sans ambages quel genre d’adolescent il a été, en 1989, quand le disque est sorti : un geek, un fou de comics et de science-fiction, et un amateur de punk et de ska. Le même précise aussi, plusieurs fois, son dégoût absolu du gangsta rap, son idéologie straight edge et sa révérence, aujourd’hui, pour les héros du rap "conscient" à la Mos Def et Common. Bref, à le suivre, il est une vraie caricature, l’image même que l’on se fait du lecteur moyen de, disons, Pitchfork Magazine.

Cependant, notre homme est un Afro-américain. Il a grandi dans une famille monoparentale dans les quartiers déshérités de New-York, et il a vu régulièrement sa mère, voire lui-même à l’occasion, se faire battre par ses nombreux amants. A priori, il avait donc le profil idéal pour donner dans le rap de rue. Mais Shawn Taylor met un point d’honneur à combattre ce type de cliché ou de fatalité, et il reprend ici la thèse qu’il a défendue dans son livre Big Black Penis: Misadventures in Race and Masculinity, à savoir que les jeunes noirs sont conduits, parfois contre leur grès, à adopter l’image que la société se fait du mâle black : celle d’un homme viril, macho et libidineux. Qu’ils n’ont pas le droit d’être autre chose.

See, white boys had it so easy: John Cusak, Michael J. Fox, Patrick Dempsey, Matthew Broderick, the Porky’s movies and Duran Duran; it was so easy – and acceptable – for them to present varying forms of masculinity. For young black dudes, we were only allowed one projection: stone-cold hardness (p. 3).

Et People’s Instinctive Travels and the Paths of Rhythm, alors, dans tout ça ? Eh bien, le premier Tribe Called Quest est précisément le disque qui a donné une échappatoire au jeune garçon noir qu’a été Shawn Taylor, qui lui a permis de développer une identité alternative, sans céder pour autant à la schizophrénie.

Qu’on ne s’y trompe pas, Shawn Taylor n'oublie pas de dire l’essentiel sur ce disque. Il parle de son contexte, de son contenu, de chaque titre et du groupe. Cependant, en bon critique, prétextant de l’œuvre d’un autre pour parler en fait de lui-même, il l'aborde de manière exclusivement biographique et subjective.

Mieux, il décide de se livrer à une bien étrange expérience : partager trois fois de suite ses impressions à chaud sur l'album, après l’avoir écouté dans des conditions chaque fois différentes : d’abord, comme un tout, comme un ensemble ; ensuite, morceau après morceau, de manière analytique ; puis en public, en se promenant en ville, un baladeur sur les oreilles. Cette expérience, il l’a tentée à deux reprises. Quand il était un adolescent mal dans sa peau, et que l’album venait de sortir. Et puis plus tard, dans les années 2000, alors qu'il était devenu un adulte rangé.

Ce livre est donc fait de six chroniques différentes, écrites à des époques distinctes, où les commentaires sur le disque se mêlent à des observations sur l'état d’esprit de Taylor. Tout cela semble un peu amateur, pas très sérieux, à la limite du remplissage. Surtout quand, pour compléter son livre, et faute d’avoir pu mettre la main sur les membres du groupe, l’auteur y ajoute une interview médiocre de l’ingénieur du son qui a enregistré les deux premiers ATCQ. Cependant, en procédant de cette curieuse façon, Taylor nous livre deux leçons.

D’abord, il rappelle qu’un disque ne saurait être jugé en dehors de son contexte d’écoute, et que beaucoup d’autres volumes de la série de 33 1/3 se trompent quand ils s’attèlent sur un ton objectif à disséquer telle ou telle œuvre. L’auteur l’avoue à un moment : en période de blues, ce People’s Instinctive Travels… globalement joyeux peut rapidement devenir insupportable. Le plaisir d’écoute ne tient en fait qu'à un équilibre instable entre le contenu du disque, l’environnement où il est joué, l’état psychologique de l’auditeur, et son bagage personnel.

L’autre enseignement nous vient du nombre invraisemblable d’expériences que que l'auteur traverse avec un et même seul disque. Car le plus étonnant dans ce livre, c’est qu’en livrant six chroniques du même album, jamais Shawn Taylor ne se répète. C’est toujours la même œuvre, mais les idées et commentaires qu’elle lui inspire ne sont jamais rabâchés. C’est d’ailleurs à cela, que ce reconnait peut-être un classique (un statut que je ne reconnais moi-même pas totalement à People’s Instinctive Travels…, lui préférant ses deux successeurs). A sa capacité à générer une infinité de réactions, à n’inspirer jamais aucune conclusion définitive.