Il a donc gardé le meilleur pour la fin. Après Tical, Return to the 36 Chambers et Only Built 4 Cuban Linx, tous des succès publics et critiques, chacun meilleur que le précédent, on aurait pu penser que RZA avait lancé ses meilleures flèches, qu'il avait livré ses productions les plus abouties, que les premiers rappeurs du Wu à s'exprimer seraient les mieux servis. Mais non, ses sons les plus affutés, il les a réservés à son cousin Gary Grice, alias The Genius, alias GZA.

GENIUS / GZA - Liquid Swords

Ce rappeur-là est assurément moins expansif que Method Man et Ol' Dirty Bastard. Perçu comme l'intellectuel du groupe, le Genius n'a pas leur personnalité fantasque, il ne s'adonne pas aux mêmes frasques. Il n'a pas non plus leur flow cartoonesque. Son phrasé est plutôt du genre calme, précis, articulé. Ses rimes sont complexes et subtiles. Sa nature est introvertie, son attitude est sérieuse et grave. Ses métaphores, bâties sur les thèmes du jeu d'échec (à la ville, GZA le pratique assidûment), et bien sûr du kung-fu, sont spécialement travaillées. Ses textes, de son propre aveu, lui nécessitent plusieurs jours de préparation et de révision.

Menaçant, lourd, orageux, son style colle cependant mieux qu'aucun autre aux sonorités atmosphériques prisées par son cousin. Il permet au RZA d'exprimer ses penchants les plus expérimentaux, de laisser libre cours à son goût pour les bizarreries sonores, de montrer sa capacité à transformer le moindre sample soul en quelque chose d'inédit et de dérangeant. Ensemble, ils exercent leurs talents sur une instrumentation gothique et d'une beauté glaciale, sur des basses lourdes, dans une ambiance cinématographique renforcée, comme toujours avec le Wu-Tang, par des extraits de films d'arts martiaux, principalement Shogun Assassin.

Liquid Swords emmène l'auditeur sous des climats improbables, ceux qui sévissent dans les rues froides et dangereuses de New-York (la poésie noire de "Cold World"). Il révèle un cocktail idéal de mélodies improbables ("Gold", "Investigative Reports"), de soul malmenée et régénérée (la voix d'Ann Pebbles sur "Shadowboxin'"), de cuivres hostiles ("I Gotcha Back"), de sons froids et synthétiques ("Hell's Wind Staff / Killah Hills 10304") et de titres hypnotiques, comme le tout premier, "Liquid Swords", ainsi que cet incroyable "4th Chamber", le seul véritable tube d'un album qui n'en compte aucune autre, mais rien que des grands morceaux.

En effet, Liquid Swords est l'un des rares classiques du rap sans le moindre temps mort, sans défaut, sans remplissage. Rien, absolument rien, n'est superflu sur ce disque. Surtout pas les extraits de films. Pas même les interventions, mesurées, dosées à la perfection, des autres membres (ou proches) du Wu-Tang Clan, par exemple Masta Killa et Inspectah Deck sur la basse très pesante de "Duel of the Iron Mic", Ghostface, Killah Priest et le RZA lui-même sur l'incendiaire "4th Chamber", ou l'affilié Killah Priest sur le magnifique "B.I.B.L.E.", une digression, une anomalie, avec son thème religieux, mais aussi une conclusion parfaite.

Avec Ol' Dirty Bastard, l'autre cousin, le RZA et le GZA ont planifié leur projet de super-groupe après des expériences malheureuses avec leurs premières maisons de disque. Au début des années 90, en effet, le Genius a sorti un premier opus, Words from the Genius, qui n'annonçait en rien l'excellence du second, et qui est passé inaperçu. Née de ces échecs passés, leur aigreur s'exprime sur Liquid Swords, sur le titre "Labels". Ici, les deux hommes ont à cœur de démontrer que le terme de "génie", par lequel l'un d'entre eux a eu l'audace de se désigner, n'est pas un vain mot. Et ils l'ont fait. Ils y sont parvenus. Au-delà de toutes les espérances. En sortant ce qui pourrait bien être le plus grand album de l'histoire du rap. Oui. Rien de moins.

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