Dans le hip-hop, ont presque toujours coexisté deux tendances de fond : la première, vindicative, outrancière et revendicatrice, la plus scandaleuse, celle qui faisait du genre le porte-voix de la communauté noire, du ghetto, de tout ce qui n’allait pas dans l’Amérique ou ailleurs ; et une autre, plus ludique, plus positive, plus pacifique, et plus instruite aussi, qui rappelait qu’à l’origine le hip-hop avait été une musique festive. Sur la Côte Est, au début des années 90, ce clivage opposait la férocité de Public Enemy et de BDP, à l’afro-centrisme sympa et bon esprit de Tribe Called Quest et De La Soul. En Californie, tandis que le gangsta rap défrayait la chronique, les Native Tongues trouveraient leur pendant local avec Pharcyde, les Souls of Mischief, Freestyle Fellowship... Et puis Del, donc.

DEL THA FUNKY HOMOSAPIEN - I Wish my Brother George Was Here

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Le premier album du Funky Homosapien est l’un de ceux qui ont placé la Baie de San Francisco sur la carte du hip-hop. Il a aussi précédé la naissance d’un rap local plus arty, plus à même de dépasser les genres et de faire de la "créativité" son maître mot, comme Del lui-même l'annonce sur le diss track "Same Ol’ Thing" :

MCs keep comin' with the same ol' thing, with the same ol' swing, with the same ol' ending, the same ol' climax, ‘cause many have no vertebrae (…) and even if we are in the same gang it ain't no need for all MCs to have the same ol' thing...

L'ingrédient de base était pourtant le même que pour les autres rappeurs californiens : du p-funk, dont ce disque était plein à ras-bord, du premier morceau, un pastiche de Parliament ("What Is a Booty?"), aux multiples samples empruntés à ce groupe et à son jumeau Funkadelic (James Brown, les Meters et Hot Chocolate complétant le tout), en passant par le titre, ce frère George dont le rappeur regrettait l’absence n'étant personne d’autre que ce bon vieux George Clinton. Qui plus est, si Del tha Funky Homosapien avait attiré l'attention, c'était aussi parce qu’il était le cousin d’Ice Cube, et que l’ex-NWA était le producteur exécutif de ce premier album. Mais la proximité avec ce dernier s'arrêtait là.

En lieu et place d’un gangsta rap dévastateur comme une décharge d’Uzi, Del donnait dans la distance, la fraicheur et l’humour. Il ironisait sur les copains qui s’incrustent ("Sleepin' on My Couch") ou sur l’attente interminable d’un bus ("The Wacky World of Rapid Transit"). Il ne se désintéressait pourtant pas des sujets de société. Le crack, les gangs, la condition des Noirs figuraient souvent à l’arrière-plan de ses comptines. Ces sujets sérieux pouvaient même être le thème central d'un morceau, par exemple ce "Dark Skin Girls" où, tout en proclamant sa préférence pour les peaux foncées, il se jouait des clichés sexistes et racistes sur la femme noire. Cependant, faisant preuve d’une grande maturité pour ses 18 ou 19 ans de l’époque, il les abordait avec plus de nuance que ses collègues gangsta.

Malgré son absence de temps morts, et en dépit de titres irrésistibles comme l'entrainant "Dr. Bombay" et le tube "Mistadobalina", il n’est pas forcément vrai, contrairement à ce qui est généralement admis, qu’I Wish my Brother George Was Here soit le meilleur album de Del. Son flow élastique et modulé, si singulier, n’était pas tout à fait formé ; ses titres n'avaient encore ni la densité, ni la diversité, que démontreraient d'autres albums. A l’époque, Del n'était pas encore le parrain de la scène rap indé qu’il deviendra avec Both Sides of the Brain, Deltron 3030 puis, plus tard, en signant chez Def Jux. Il n'était pas non plus ce rappeur qu’on serait tous surpris d’entendre en faisant ses courses chez Monoprix via le "Clint Eastwood" de Gorillaz. Mais beaucoup, déjà, était sur cet album.