Le trio Digable Planet n'a pas été le premier à faire du jazz rap. D'autres tels que Gang Starr (une influence avouée) et A Tribe Called Quest l'ont promu de façon plus essentielle. Ils ont permis l'essor de ce sous-genre, caractéristique du début des années 90. Mais en 1993, au temps de son succès, aucun titre n'a symbolisé aussi bien cette tendance que le single "Rebirth of Slick (Cool Like Dat)". Il faut dire qu'avec leurs cuivres suaves et leurs raps doux, les New-yorkais offraient à la formule sa déclinaison ultime, poussant à son comble cette logique de résurrection du jazz cool dans le rap ; une approche poursuivie tout au long du premier album.

DIGABLE PLANETS - Reachin' (A New Refutation of Time and Space)

Rien qu'avec l'apostrophe de son titre, un retour à cette manière très jazz d'orthographier les verbes, Reachin' annonçait la couleur : tout au long de l'album, il ne serait question que de cette musique. Les samples, à l'image de ceux de "Rebirth of Slick (Cool Like Dat)", étaient infusés de cuivres et de basses bondissantes. Même s'ils n'étaient pas tous issus du genre en question (il y avait aussi du James Brown et du Kool & The Gang), ils s'employaient à recréer l'atmosphère d'un club de jazz, jusque dans les visuels noir et blanc des vidéos. Les paroles abordaient le sujet, comme sur "Last of the Spiddyocks", qui s'interrogeait sur la propension de jazzmen célèbres à forcer sur les drogues, et sur "Pacifics" une ode à New-York qui créait un continuum entre l'imagerie hip-hop, celle du hood, celle du block, et un jazz éternel. Comme les trois rappeurs l'expliquaient sur "Jimmi Diggin' Cats", leur rôle était de mêler passé et présent.

Pour compléter le tableau, Ishmael Butler, Mary Ann Vieira et Craig Irving avaient le profil lettré et arty aujourd'hui associé au jazz. Basés à New-York, mais issus d'endroits différents des Etats-Unis, les trois rappeurs s'étaient liés à l'université, à Philadelphie (les deux derniers étaient alors en couple), et leur profil intellectuel se manifestait par de multiples détails. Le sous-titre de l'album, A New Refutation of Time and Space, était une allusion à un essai de Jorge Luis Borges. Et à l'occasion, nos trois amis citaient Nietzsche, Marx, Orwell, Sartre et Camus. Leur rap prenait parfois les atours d'une poésie douce. Leur choix de s'affubler de curieux noms d'insectes (respectivement Butterfly, Ladybug Mecca et Doodlebug) traduisait un certain goût pour le concept. Et même si le thème général de l'album (l'art d'être cool, les plaisirs suaves, le bonheur de se sentir bien) pouvait parfois paraître inconséquent, il y avait sur cet album quelques traces de combats sociaux caractéristiques des élites libérales américaines, comme sur "La Femme Fetal", un titre en faveur du droit des femmes et de l'avortement, d'autant plus puissant qu'il était faussement calme et entonné exclusivement par Butterfly, un homme.

Cette posture, éloignée de la rue, vaudrait à Butterfly, Ladybug Mecca et Doodlebug d'être perçus comme un groupe destiné aux hipsters et au grand public, davantage que comme des rappeurs pur et dur, une réputation qu'ils s'efforceraient de corriger sur l'album suivant, un Blowout Comb plus sombre, austère et frontalement politique. Cependant, quelque part, leurs détracteurs avaient raison, comme le montreraient les aventures futures de Butterfly, qui intégrera dans les années 2000 le label indie rock Sub Pop et qui se fera expérimentateur avec Shabazz Palaces, ou le parcours de la rappeuse Ladybug Mecca, qui retrouvera ses racines brésiliennes sur son solo, Trip The Light Fantastic. Mais dans cette veine à eux, qu'on l'appelle "rap alternatif" ou quoi que ce soit d'autre, Digable Planet faisait partie des meilleurs en 1993.

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